Le Dr Ghada Hatem, fondatrice de la Maison des femmes de Saint-Denis, revient sur la genèse et le fonctionnement de ces établissements dédiés aux victimes de violences, dont le nombre va doubler en France.
Vous avez fondé la Maison des femmes de Saint-Denis, première
structure de prise en charge globale des femmes victimes de violences.
Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet ?
Dr Ghada Hatem. - La
naissance de ce projet est très liée à mon métier. Je suis
gynécologue-obstétricienne et, de ce fait, je prends en charge des femmes et des
familles.
Par
le biais de mes consultations, je suis entrée dans l’intimité des couples et j'ai recueilli
des témoignages de patientes. Au fur et à mesure, je me suis aperçue que les problèmes de santé
auxquels je ne comprenais pas grand-chose devenaient beaucoup plus lumineux
quand j’interrogeais mes patientes par le prisme des victimes de violences.
Et
je me suis dit : en santé, on est capable de faire des parcours de soins
très sophistiqués contre la stérilité, l’endométriose, le cancer du sein… Alors, pourquoi
ne pas inventer un parcours dédié à la violence envers les femmes ?
C’était mon projet, et c’est devenu la Maison des femmes.
Aujourd’hui, la France compte 56 Maisons des femmes et le Gouvernement entend doubler leur nombre sur le territoire…
Je
me réjouis que le sujet des violences faites aux femmes, par rapport à il y a
15 ans, soit sorti de l’ombre, que la pédagogie soit en marche et que le
Gouvernement essaie de trouver des solutions.
Je
me félicite également que le modèle Maison des femmes ait fini par être validé
par le Gouvernement puisqu'aujourd’hui c’est devenu un nom commun.
D'ici 2024, il y aura une structure dédiée par département, pour mieux
accompagner les femmes victimes de violences. Ces lieux offriront à la victime
un espace sécurisé de recueil de leur parole, d'accompagnement psychologique et
juridique, d'information et d'orientation vers les partenaires (psychologues,
médecins, associations d'aide aux victimes, policiers et gendarmes, tribunal,
avocats, ...).
Pouvez-vous nous expliquer le fonctionnement de ces établissements ?
Le
fonctionnement de la Maison des femmes est calqué sur celui d’un parcours de
soins classique.
La
première étape est de venir. La victime téléphone, envoie un courriel, présente un
courrier de son médecin traitant ou de sa sage-femme, et demande à être prise
en charge.
Puis,
elle est reçue par une infirmière qui évalue la situation.
Si
la femme relève bien des compétences de la structure, elle est accueillie en
hôpital de jour. Il s’agit d’une hospitalisation de quelques heures, durant
laquelle la patiente rencontre une sage-femme, un médecin, un psychologue, un
travailleur social et une infirmière pour faire de l’éducation thérapeutique
autour des violences, du traumatisme et des ressources pour l’apaiser.
À
la fin de cette hospitalisation, l’équipe se réunit et, à partir des constats
partagés, détermine par exemple que la patiente a besoin d’un psychiatre car il
lui faut des médicaments ; besoin de faire une activité pour lui redonner
une estime d’elle-même ; besoin d’une avocate pour son procès…
Ce
parcours est déroulé et expliqué à la patiente la semaine suivante par la
personne qui l’a reçue en premier lieu. Elle devient alors son référent.
Par
la suite, l’équipe la revoit autant qu’il faut : le psychologue toutes les
semaines, le médecin une fois par mois pour évaluer les progrès…
Nos
parcours peuvent durer entre six mois et deux ans, le temps que la patiente
soit capable d’aller en centre de santé, en centre d’hébergement pérenne,
trouve un travail, etc. L’idée, c'est de porter la patiente à bout de bras jusqu’à
ce qu’elle n’ait plus besoin de nous.
Comment soigne-t-on, au quotidien, le corps et les âmes de ces femmes ?
L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) définit la santé comme un état de bien être médico-psycho-social. Cela veut
dire que pour accompagner des femmes victimes de violences, il faut des
médecins (partie somatique) ; des psychologues et des psychiatres
(traumatisme, anxiété, insomnie) et des travailleurs sociaux (travail, enfant,
accès aux droits).
À
cette liste, nous avons ajouté progressivement des avocats, des juristes et la
police qui vient une fois par semaine et permet aux victimes de déposer plainte
directement à la Maison des femmes avec des personnes qu’elles connaissent, le
tout dans une atmosphère familière.
La Maison des femmes propose aussi des groupes de parole, un pour chaque
difficulté (violence conjugale, inceste, mutilation sexuelle...) et une dizaine
d’ateliers (karaté, danse, yoga, art thérapie…). L'objectif est de redonner confiance,
donner des compétences et sortir de l’isolement.
C’est
la coordination de tous ces acteurs qui fait le job !
Les femmes hésitent longtemps à franchir le seuil d’une Maison des femmes. Comment les en convaincre ?
Notre
message est très simple : on est là pour votre santé.
Nous
sommes des soignants et, à ce titre, vous pouvez nous parler en toute
tranquillité et en toute transparence.
Personne
ne force personne. C’est votre rythme, vous qui décidez et, nous, on vous
accompagne pour vous aider à comprendre ce qui vous arrive et vous donner des
pistes.
Certaines victimes arrêtent-elles le processus en cours ?
Bien
sûr. Certaines femmes arrivent à la Maison des femmes parce que la limite
qu’elles s’étaient posée a été franchie. Elles quittent le domicile conjugal,
portent plainte contre leur conjoint…
Mais,
dans le cycle de la violence, très souvent, alors que la femme prend ces
dispositions, l’agresseur sent sa proie lui échapper et change de stratégie. C’est
le début de la lune de miel, des cadeaux et des excuses. La femme retire
alors sa plainte et retourne chez son agresseur.
Pour
un départ réel, il peut y avoir beaucoup de tentatives. Mais chacune de ces
tentatives est un énorme progrès pour la victime.
Si
je fais le parallèle avec le tabac, en moyenne, un tabagique va arrêter sept
fois de fumer. Et la huitième sera probablement la bonne. C’est exactement
pareil pour les victimes de violences.
C’est
très compliqué pour ces femmes de partir directement car elles se sentent
coupables (« je ne vais pas mettre l’homme que j’aime en prison »,
« je ne vais pas priver les enfants de leur père »…) et sont souvent
très amoureuses. On ne peut pas lutter contre ça.
C’est
le syndrome de la princesse et du crapaud. Plus je suis gentille et je
m’applique, plus il va m’aimer et plus ça va aller. Au lieu de se dire : « laisse
tomber, il ne changera jamais », on en fait des tonnes et on se fait
encore plus mal.
Dans vos fonctions, vous avez aidé de nombreuses femmes.
L’une d’entre elles vous a-t-elle particulièrement marquée ?
Une histoire vraiment terrible m’a sensibilisée.
C’était à l’époque où je
travaillais dans un hôpital militaire. Ma patiente était secrétaire médicale et
son mari gendarme. Elle me disait avec pudeur qu’il n’était pas gentil, que
c’était difficile, qu’elle n’en pouvait plus et qu’elle voulait partir. À
l’époque, on ne disait pas encore « il me frappe ».
C’est
quand elle lui a finalement dit « c’est fini, je te quitte »
qu’il a retourné son arme de service contre elle, puis lui-même, laissant deux
orphelins derrière eux.
Même
si elle n’était plus ma patiente à ce moment-là, ça reste quelque chose de très
fort dans ma carrière.
Elle
s’appelait Laurence. Je pense souvent à Laurence.