Ce 27 janvier 1945 lorsqu’un jeune sous-officier de l’armée russe pousse le grand portail de fer surmonté de la devise odieuse « Arbeit macht frei », le travail rend libre , plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants déportés dans des conditions inhumaines, sont passés par cette porte avant de faire encore quelques pas vers la mort. Une mort planifiée et industrialisée qui ne laissait aucune chance de survie à ceux qui avaient été arrêtés à travers toute l'Europe et conduits jusqu'ici.
Un crime d'une telle ampleur, d'une telle atrocité, qu'aucune imagination humaine, fusse celle de Dante, n'aurait jamais pensé cet enfer sur la terre. Et pourtant, ce sont bien les portes de l'enfer qui s'ouvrent ce jour-là devant le major Anatoly Shapiro, mais c'est un silence glacé qui répond aux grincements de cet acier grippée par l'hiver polonais. Les libérateurs parcourent alors des allées vides où souffle un vent mortel. Il leur faut entrer dans les baraquements pour découvrir des hommes et des femmes terrifiés, couchés sur des litières ou plus exactement des sortes d'étagères de bois où ils ont été entassés comme de simples objets. Aux yeux de leurs bourreaux, ils ne sont plus des êtres humains, mais des choses. Soucieux de poursuivre jusqu'au bout leur œuvre de mort tout en prenant le soin d'effacer les traces de leurs crimes, les nazis ont ordonné l'évacuation du camp quelques jours plus tôt. Cet immense complexe concentrationnaire ne compte plus
désormais que 3 000 prisonniers, qui sont encore là parce qu'ils n'étaient plus en mesure de prendre la route.
Comble de l'horreur, il reste dans un baraquement non loin d'ici, des enfants, des jumeaux pour la plupart, soigneusement sélectionnés pour servir de cobaye aux expériences ignobles du docteur Mengele. C'est presque par hasard, disons-le, qu'une unité de la 97ème division de la 60ème armée du premier front d'Ukraine, commandée par le général Krazavine libère Auschwitz ce jour-là. Quelques jours plus tôt, le 21 janvier très exactement, un jeune Français de 19 ans, Raphaël Feigelson, est parvenu à s'évader du camp pour fuir la marche forcée. Ils furent des centaines de milliers à ne pas y échapper. Parmi eux, la petite Simone Jacob, qui deviendra Simone Veil.
Raphaël avait été déporté au camp d'Auschwitz en août 1944. Sa jeunesse et sa force de travail l'ont sauvé, car il n'est pas conduit à son arrivée vers les chambres à gaz, comme tant d'autres. Il verra ce SS arracher un bébé des bras de sa mère pour lui fracasser la tête contre la porte d'un des wagons. Et il dira « Nous étions en enfer. Et nous ne pouvions en sortir que par une cheminée
». Informé par les réseaux de résistance que l'Armée rouge n'est plus qu'à quelques dizaines de kilomètres, il part à sa rencontre, mais il est pris pour un espion et menacé d'exécution. Il ne doit sa vie qu'au major Shapiro, lequel ne parle évidemment pas français, mais comprend le yiddish, car c'est ce jeune Français de 19 ans, juif et résistant, qui va alors convaincre les officiers russes de modifier leur ordre de route et de marcher sur Auschwitz pour libérer les prisonniers qui s'y trouvent encore et empêcher les commandos SS de faire disparaître toutes les traces de la Shoah.
Je voulais, en tant que chef du Gouvernement français, lui rendre hommage, car grâce à son courage et à sa force de conviction, il a non seulement sauvé la vie des derniers prisonniers d'Auschwitz, mais il a aussi permis d'éviter la destruction massive des preuves du plus grand crime commis contre l'humanité. Une partie des archives administratives et des éléments matériels ainsi épargnés ont été produits au procès de Nuremberg et continuent encore aujourd'hui à être opposés à tous les discours négationnistes qui trouvent ici la seule réponse qui vaille, celle de la vérité dans son atrocité. Cette vérité, nous avons la responsabilité impérieuse d'en maintenir le souvenir intact, alors que les témoins directs de la Shoah disparaissent. Il nous revient de nous préparer à transmettre aux générations futures cette mémoire sans témoins. Un travail auquel ont œuvré les époux Klarsfeld qui ont non seulement contribué à débusquer, à arrêter, puis à faire juger des criminels nazi ou collaborationnistes, mais qui ont aussi aidé à identifier, et donc, à rendre leur dignité pour l’éternité aux 76 000 juifs de France déportés
pendant la Seconde guerre mondiale avec la complicité active de l’Etat français.
Qu’il me soit également permis de saluer aujourd’hui la figure de Raphaël Esrail, président de l'Union des déportés d'Auschwitz, qui nous a quittés dimanche dernier, dont les obsèques se tiennent aujourd'hui même et qui a contribué inlassablement pendant plus de 30 ans à ce travail de mémoire. J'ai eu le privilège de rencontrer Raphaël Esrail et d'échanger avec lui, et ce fut pour moi un honneur insigne.
La République française dans un combat permanent et absolument déterminé contre l'antisémitisme reste plus que jamais vigilante. Elle déploie et déploiera tous les moyens nécessaires pour le combattre. Elle se fait en particulier un devoir d'entretenir la mémoire du génocide grâce à l'Éducation nationale. C'est la raison pour laquelle la Shoah est enseignée dès l'école primaire, au CM2, au collège, en classe de troisième et dans le second cycle des lycées, y compris en terminale. Il est important que les lycéens et les lycéennes de notre pays puissent travailler sur l'Histoire, sur l'histoire de la Shoah, au moment où ils découvrent aussi l'enseignement de la philosophie. C'est le sens de la présence à mes côtés aujourd'hui de jeunes collégiens et lycéens.
Enfin, et ce n'est en rien une atteinte à la laïcité que de le rappeler, cette mémoire est aussi religieuse. Le million d'hommes, de femmes et d'enfants qui ont été exterminés ici l'ont été parce qu'ils appartenaient au peuple de l'Ancien Testament. Le nier reviendrait à nier l'évidence et à porter atteinte à ce qui dans leur écrasante majorité était leur foi. Et donc, à leur mémoire, je veux saluer la présence de Monsieur le Grand Rabbin de France, qui préside tous les ans la prière du souvenir. C'est aussi la raison pour laquelle, lors de la cérémonie officielle, qui se déroulera tout à l'heure, le Kaddish sera récité. Une prière en l'honneur des morts, mais qui est aussi une prière d'espoir de paix, cet espoir de paix que nous devons cesser de l'entretenir, car nous le devons à la mémoire de tous ceux qui ont été exterminés ici à Auschwitz, pour la seule raison qu'ils étaient juifs.
Ce devoir de mémoire est aussi un devoir de vigilance et d'engagement. Auschwitz est une rupture dans l'histoire de l'humanité, disait Simone Veil. Oui, ce qui s'est passé ici nous oblige à tout jamais. La barbarie et les ressorts qui y conduisent doivent toujours nous trouver en travers de leur chemin. C’est la condition même de notre humanité.