CARTE BLANCHE. Parce que les violences sexistes ou sexuelles (VSS) du quotidien ouvrent la voie aux abus les plus lourds, il est important de savoir les reconnaître pour réagir à temps. Amputée d'un bras après une tentative de meurtre de la part de son conjoint en 2010, Karine Boucher, championne de paragolf et porteuse de flamme olympique pour Paris 2024, décrypte pour nous le cercle des violences et nous rappelle comment dire non.
Vous intervenez dans des collèges et lycées pour parler prévention. Quels messages transmettez-vous aux jeunes ?
J’utilise des exemples concrets de ma vie pour faire comprendre aux filles comme aux garçons comment identifier ce qui est de la violence et réagir pour éviter qu’elle s’installe. Et qu’ils se trouvent pris au piège comme je l’ai été. Mon objectif est de leur faire comprendre qu’il y a des choses qui ne peuvent pas être acceptées.
Je m’appuie pour cela sur un outil précieux : le violentomètre. C’est une sorte d’échelle qui permet d’identifier très clairement ce qui est sain dans une relation et ce qui relève de la violence. Il y a un code couleur qui passe du vert au rouge, avec des exemples faciles à comprendre. Ce qui est dans le vert, c’est ce qui est « normal » dans une relation saine. Dès qu’on passe dans le jaune, il faut être vigilant et dire stop. Dans le rouge, il y a danger : il est urgent de se protéger et de demander de l’aide.
Pour chaque couleur, je raconte des histoires réelles puisées dans ma vie. J’explique, par exemple, comment mon conjoint m’a interdit insidieusement de poursuivre mes études. Je rêvais d’être infirmière, mais j’ai accepté une proposition de sa famille de travailler pour eux en échange d’un logement, et je suis entrée dans une spirale sans m’en rendre compte. Et petit à petit, l’étau s’est resserré. L’autre nous oblige insidieusement à faire ce que lui souhaite. Nous, on s’efface pour éviter qu’il se mette en colère. On agit uniquement pour ne pas lui déplaire, et on s’oublie.
Mon exemple illustre bien que la violence a de nombreuses formes : il y a les violences domestiques, sexuelles, économiques. Et la violence, comme l’emprise d’ailleurs, ne se limitent pas aux rapports de couple. Elle existe aussi en famille, entre amis, au travail…
Qu’est-ce qui doit alerter ?
C’est une question que les jeunes me posent souvent. Comment repérer que des violences s’installent, qu’une situation commence à déraper ?
Quand on voit une copine qui était joyeuse, et qui l’est beaucoup moins. Un copain qui ne répond plus aux messages. Une qui annule ses sorties pour rester avec son amoureux… Bien sûr, il peut y avoir d’autres raisons à ces changements d’attitude. Des raisons positives comme des négatives.
Mais il faut être attentif aux changements et s’interroger, surtout s’ils deviennent systématiques. J’ai tendance à penser qu’à partir du moment où vous avez un doute, c’est probablement qu’il y a quelque chose de pas normal.
Pour des adolescents qui débutent des relations, la frontière entre ce qui est acceptable et ne l’est pas peut être assez floue. Comment les aider à identifier la violence ?
Il est vrai que certaines choses leur semblent anodines alors qu’elles ne le sont pas. Je pense aux « nudes » (photo intimes) par exemple. Ils sont amoureux, ils trouvent ça excitant. Ça leur paraît normal de partager cela si leur partenaire leur demande. Mais c’est non. On ne sait pas ce que va devenir cette relation. Et on ne sait pas ce que l’autre peut en faire s’il devient fâché ou triste, dans un an, dans trois ans… C’est lui donner les clés d’une partie de notre liberté.
Je pense aussi au fait de fouiller le téléphone de l’autre. Les jeunes me disent que laisser l’autre accéder à leur téléphone est une marque de confiance. Mais je leur dis que ce n’est pas du tout de la confiance. Bien sûr, vous pouvez autoriser l’autre à utiliser votre téléphone. Mais fouiller, c’est non. Vous n’avez pas à confier toute votre vie à l’autre.
Ce que je leur dis, c’est que vous avez le droit d’avoir des amis à vous, de porter une jupe même si c’est l’hiver, de porter une couleur qu’il déteste… Moi, à la fin, je n’avais plus rien le droit de faire. Mais ça démarre par des petites choses et il faut être vigilant pour ne pas laisser les abus s’installer.
Les jeunes me parlent aussi beaucoup de sexualité, de pornographie… Pour les jeunes, souvent, « être amoureux » veut dire « faire l’amour ». S’il y a un commun accord, tout va bien. Mais je leur rappelle qu’ils ont le droit de dire non. Ils ont le droit de dire oui à certaines choses, et non à d’autres. Ils ont aussi le droit de changer d’avis. De dire oui une fois, par curiosité par exemple. Puis non, car ça ne leur a pas plu ou qu’ils ne veulent pas, tout simplement.
Si vous sentez que quelque chose ne vous plaît pas, et que l’autre ne vous écoute pas, à vous de vous demander s’il vous aime pour la personne que vous êtes ou pour la sexualité. Si l’autre ne démord pas, ce n’est plus faire l’amour. On entre dans l’agression.
Comment aider une victime potentielle ?
Moi, personne ne m’est venu en aide, et c’est allé jusqu’à la catastrophe. J’étais une mère, une ouvrière, une comptable, une secrétaire, une gestionnaire, une employée de maison… et j’en passe. J’avais zéro temps pour moi, ma vie appartenait aux autres. Et lui, il occupait tout mon esprit avec ses attentes, ses ordres, ses colères. J’en avais conscience mais j’étais nue comme un ver, je n’avais absolument rien à moi, j’étais épuisée. Je suis allée au bout de tout ce que je pouvais supporter.
Finalement, il m’a tiré dessus pour me tuer. J’ai été réanimée, sortie du coma. J’ai subi de nombreuses opérations chirurgicales et suivi une très longue rééducation. Il m’a fallu me reconstruire physiquement, psychiquement, et rien n’est encore fini légalement.
N’allez pas jusque-là. Il ne faut pas laisser les choses en arriver là.
Mais il faut garder en tête qu’il est très difficile pour la victime de comprendre qu’elle est dans cette situation. Très difficile de sortir de cette coquille qui serre de plus en plus. C’est pour cela qu’il est essentiel d’agir tôt, pour ne pas entrer dans le cercle des violences.
Si vous voyez une personne qui change autour de vous, dites-le-lui. Sans agressivité, sans la faire culpabiliser. Il ne faut pas la braquer car elle risque au contraire de s’isoler. Mais il faut l’aider à ouvrir les yeux.
Je prends souvent l’exemple d’un groupe de copines qui font du basket ensemble. Et, petit à petit, l’une d’elle loupe un entrainement, puis un second, car son petit copain veut qu’ils aillent au cinéma pile ce soir-là, comme par hasard. Là, les copines peuvent dire quelque chose à leur amie : « on ne te voit plus aux entrainements et tu manques à l’équipe. S’il te demande de louper l’entraînement la prochaine fois, propose-lui de décaler votre sortie. S’il se met en colère, c’est peut-être qu’il n’a pas vraiment envie que tu fasses du basket. » Il faut donner à la victime la possibilité d’anticiper le scénario.
Je le répète : en cas de doute, pour soi ou pour quelqu’un d’autre, on n’hésite pas à consulter l’échelle du violentomètre pour objectiver la situation.
Vers qui se tourner en cas de besoin ?
Dans un établissement scolaire, il y a l’infirmière scolaire qui est là pour aider. Il est aussi possible de parler à son professeur préféré ou un surveillant avec lequel on se sent en confiance.
Il y a des numéros de téléphone, comme le 3919. Il est anonyme, c’est important de le savoir. On le met dans ses favoris, comme celui de la police ou des pompiers. On peut téléphoner même si on n’est pas sûr. Il y aura quelqu’un pour vous écouter et vous orienter. La personne victime peut appeler. Le petit groupe de copines qui s’inquiètent peuvent aussi appeler. Il ne faut pas rester avec ses questions. Dans le doute, on fait le 3919.
Et il y a des associations qui viennent en aide sur tous ces sujets. C’est bien de savoir qu’elles existent. Parce que le jour où il se passe quelque chose, que vous avez une amie en détresse, que vous avez un problème, vous savez qu’il y a des solutions d’aide.
Aujourd’hui, quels sont vos combats ?
Je crois beaucoup en la prévention, et c’est pour cela que j’interviens dans les établissements où je suis invitée. Je suis aussi blouse rose dans les Ephad. Je suis également engagée pour améliorer l’accompagnement des victimes. Naïvement, je croyais que tout serait terminé après le procès. Mais non, il faut repartir au combat. Lui est devenu insolvable en prison, et j’ai dû tout assumer financièrement toute seule, alors que j’étais convalescente. L’ironie de l’histoire est qu’il a bénéficié d’une exonération de taxe d’habitation car je suis porteuse d’un handicap à plus de 80 %. Handicap qu’il a causé en me tirant dessus… Par mon témoignage, qui sortira bientôt en livre, j’essaie d’inciter la société à réagir pour que de telles catastrophes ne se reproduisent pas.