À l’occasion de l’anniversaire du droit de vote des femmes, Anne-Sarah Bouglé-Moalic, docteure en histoire de l’université de Caen-Normandie, revient sur ce combat suffragiste, long de cent ans.
En France, le droit de suffrage est étendu aux femmes en 1944 après un long combat. À quand remonte-t-il ?
Anne-Sarah Bouglé-Moalic. - Le droit de vote des femmes n’est pas
sorti tout armé du képi du général de Gaulle. C’est un combat
d’une centaine d’années qui trouve ses origines dans une inégalité
concrète remontant à 1848 : le suffrage universel pour les hommes, et
seulement les hommes.
La création du suffrage universel
masculin en France n’en reste pas moins une innovation extraordinaire qui n’existe, à l'époque,
nulle part ailleurs.
Alors que la
société était très hiérarchisée avec un pouvoir politique lié à la richesse, on met
du jour au lendemain tout le monde sur un pied d’égalité. Les domestiques se
retrouvent avec le même pouvoir d’expression politique que leurs maîtres, les
personnes illettrées avec les savants…
La hiérarchisation de la société
repose également sur la séparation des sphères : masculine d’un côté,
féminine de l’autre. Du fait de cette frontière, la question des droits
politiques des femmes, si elle existe, est excessivement marginale.
Néanmoins, quelques hommes politiques courageux la posent. Le député Victor Considerant au moment de la rédaction de la Constitution, ou encore Pierre Leroux en 1851 devant la Chambre des députés, provoquant l’hilarité générale.
Les femmes qui militent en faveur de l’égalité politique, comme Jeanne Deroin, sont vouées au même sort : la moquerie.
La société d’alors n’est pas
prête à entendre une revendication pour l’égalité entre les femmes et les hommes.
Quels éléments viennent changer ce paradigme ?
Plusieurs facteurs, qui
interviennent sur un temps très long, entraînent ce changement. Les régimes
politiques s’ouvrent davantage, la société devient de plus en plus
démocratique, la position des femmes dans la société évolue au fil du temps,
par l’enseignement obligatoire, leur place grandissante dans le monde du
travail...
Le vote des femmes en France est,
ainsi, intimement lié à l’histoire de la République. Une première parenthèse
suffragiste intervient en 1848 quand quelques femmes républicaines revendiquent
des droits politiques. La vie politique s’éteint sous le Second empire
(1852-1870), puis les revendications féministes réapparaissent avec l’émergence de
la IIIe République (1870-1940). L’instauration de la démocratie ouvre le champ
de la revendication de l’égalité.
En parallèle, des militantes
commencent à remettre en question leur minorité administrative. Elles veulent
une évolution du Code Napoléon pour obtenir l’égalité des droits civils, mais
rapidement, la question des droits politiques se pose, portée par une jeune
femme qui va incarner ce mouvement : Hubertine Auclert.
La féministe estime que l’ensemble
des droits des femmes repose sur le droit de vote. Selon elle, si les femmes ne
participent pas à l’écriture de la loi, elles n’ont aucune chance de se faire
entendre. Avec d’autres suffragistes, elle porte haut et fort un discours dont
les idées, profondément égalitaires, sont encore marginales, voire radicales
dans la société française.
Cependant, après plusieurs années
de revendications, menées par de nombreux canaux, le suffrage des femmes
parvient à sortir de son cercle restreint. Nous sommes à l’aube du XXe
siècle et des femmes de la haute bourgeoisie, souvent proches du pouvoir
politique, s’emparent du sujet.
Pour elles, les femmes jouent un rôle majeur
dans la société, notamment en agissant contre les « fléaux
sociaux » : l’alcoolisme, le jeu, les maladies, mais aussi en éduquant
les enfants. Elles demandent donc que ce rôle soit pris en considération et
affirment que leur participation à la vie politique serait bénéfique pour le
pays.
C’est finalement la conjonction
de ces deux mouvements - socialiste et bourgeois - qui implante solidement la
question du vote des femmes dans le débat public.
D’abord à la Chambre des députés et bien plus tard au Sénat ?
Effectivement, le débat des
droits politiques des femmes arrive d’abord à la Chambre des députés par le
truchement de Paul Dussaussoy, auteur en 1905 d’une proposition de loi pour que
les femmes aient des droits politiques à l’échelon municipal.
En 1909, Ferdinand Buisson rédige
le premier rapport, positif, sur l’opportunité du droit de vote des femmes en
France. Mais son processus législatif est interrompu en 1914 par la Première Guerre mondiale.
Au sortir du conflit, en 1919, le
suffrage des femmes revient devant la Chambre des députés. Après de longues
discussions, un amendement proposant de donner l’égalité politique aux femmes à
21 ans et pour toutes les élections, en plus de l’éligibilité, est déposé.
La Chambre adopte le texte avec
une vraie majorité, mais le Sénat le bloque et opte, vis-à-vis des droits
politiques des femmes, pour un attentisme latent jusqu’à l’effondrement de la IIIe
République.
L’effondrement de la IIIe République et l’ordonnance du 21 avril 1944…
Oui, en 1943, l’Assemblée
provisoire remet le sujet des droits politiques des femmes à l’ordre du jour et
obtient un vote favorable, après des débats dans lesquels on retrouve tous les
arguments des discussions de la IIIe République.
L’ordonnance du 21 avril 1944
confirme ce vote, même si elle porte sur l’organisation globale de la France à
la Libération, et non spécifiquement sur le droit de vote des femmes.
Comment cette avancée est-elle perçue ?
Il faut avoir en tête que ce 21
avril 1944, la guerre n’est pas finie. Les préoccupations des Français à cette
période sont donc assez éloignées du droit de suffrage.
De plus, entre les rires de 1848 et
l'ordonnance de 1944, la société française a largement évolué sur les droits politiques des
femmes. L’obtention de ce droit est perçu comme quelque chose de normal,
presque une formalité.
À l’occasion des élections municipales, les 29 avril et 13 mai 1945, les femmes votent pour la première fois. Comment ce scrutin se passe-t-il ?
Un des grands arguments contre le
suffrage des femmes était de dire qu’elles étaient indifférentes aux préoccupations
politiques et qu’elles n’iraient pas voter. Pis, si elles se rendaient aux
urnes, elles voteraient pour les extrêmes.
Or, les deux enseignements de ce
premier scrutin, étudié par des politologues, sont que 1) les femmes ont
beaucoup voté et 2) elles ont voté de manière plus modérée que les hommes. Tendance
qui se confirmera pendant des dizaines d’années.
Quelques mois plus tard, en octobre 1945, 33 femmes sont élues à la première Assemblée constituante. Un signal fort ?
Il s’agit d’un signal positif, mais encore faible. Pendant
des années, les femmes ne représenteront en moyenne que 2 % des députés. Certes, elles ont obtenu le droit de vote, mais elles restent
mineures dans leur couple, leur foyer. Le droit d’ouvrir un compte en banque ne
leur est, par exemple, octroyé qu’en 1965.
Compliqué, dans ce contexte, de se rêver représentante de la République, et de le devenir.
Anne-Sarah Bouglé- Moalic est docteure en histoire de l’université de Caen-Normandie et auteure de « La Marche des femmes » (Éditions du Cerf).