Discours d'ouverture des États généraux de l’alimentation

Ce contenu a été publié sous le gouvernement du Premier ministre, Édouard Philippe.

Publié le 20/07/2017

Seul le prononcé fait foi
Mesdames et messieurs les ministres,
Mesdames et messieurs les présidents d’organisations professionnelles et d’associations,
Mesdames et messieurs,
La scène se déroule au chapitre IX. Un métayer et son fils chargés de « pioches forgées pour des géants » s’apprêtent à arracher du sol gelé les sarments d’une vigne que le phylloxéra a tuée. Tandis qu’il s’échine à percer la croûte de glace, le fils, André, se convainc que son avenir se trouve ailleurs, loin de cette ferme qu’il n’a pas reconnue à son retour du service militaire. Son père, qui, je cite le texte, « possède cet amour fort et éprouvé qui renaît en espoirs à chaque coup du malheur » , tente de l’en dissuader. Malgré ses efforts, malgré son « anxieuse tendresse » , il n’y parviendra pas. Ce chapitre s’intitule « La vigne arrachée » ; le livre, La terre qui meurt. Son auteur, René Bazin, grand-oncle d’Hervé Bazin, l’a publié en 1898. Dès sa sortie, l’œuvre a connu un immense succès populaire.
J’aurais pu en choisir un autre, au titre plus gai. Je vous rassure : la « terre » de René Bazin, en réalité une métairie familiale, ne meurt pas. Au contraire, elle renaît. Sous une autre forme, mais elle renaît. Si j’ai choisi ce livre c’est qu’il me semble illustrer trois choses :
  1. D’abord, il permet de comprendre la violence psychologique qu’a représentée pour la France le passage d’une société rurale à une société urbaine. En cinquante ans, notre pays a mis fin à une tradition que Michel Serres fait remonter au néolithique.
  1. Ce qui m’a aussi frappé dans ce livre un peu désuet, c’est qu’il aborde des problématiques – les calamités, la paupérisation, la désertification, la difficulté d’attirer des jeunes - qui subsistent aujourd’hui. J’y reviendrai.
  1. Enfin, il illustre la relation ancestrale qui unit la France à son agriculture ainsi qu’à tous ces métiers qui formeront plus tard l’industrie agroalimentaire. Ces activités, vitales, n’ont pas fait que nourrir « physiquement » les Français. Elles ont nourri leur imaginaire, leurs souvenirs, leurs arts. Ne dit-on pas que Jean-François Millet a peint son célèbre Angélus –l’image d’Epinal par excellence- en se remémorant ses séjours chez sa grand-mère ? Vrai ou pas, l’agriculture, l’industrie agroalimentaire font partie de ce que Fernand Braudel appelle « notre histoire sous-jacente».
Les Français aiment leur agriculture ; ils aiment leurs agriculteurs, leurs artisans ; ils aiment leurs terroirs. Cet attachement n’est pas exempt de fantasmes, ni reconnaissons-le, de quelques clichés. Flotte également un petit air de nostalgie. Cet attachement est peut-être un peu agaçant pour la profession. Non, le bonheur n’est pas toujours dans le pré. Mais cet attachement est réel. Viscéral. Entier.
Vos métiers, vos activités, ont nourri la France. Ils continuent de le faire. Ils ont nourri sa culture. Ils nourrissent également sa puissance. Le mot n’est pas trop fort pour désigner un secteur – l’agriculture- dont la valeur de production s’élève à 70 milliards d’euros. Il n’est pas trop fort pour qualifier une industrie dont le chiffre d’affaires annuel s’établit à 165 milliards d’euros, 178 si l’on y inclut l’artisanat commercial. Le mot n’est pas trop fort pour embrasser ces 400 000 entreprises agricoles, 15 000 entreprises industrielles, grandes et petites, ces savoir-faire, ces terroirs, cet art de vivre érigé au rang de patrimoine de l’Humanité, ce haut degré de sécurité sanitaire.
La France est une puissance militaire. Elle est une puissance diplomatique, économique, culturelle. Elle est aussi une grande puissance agricole. Si le président de la République a voulu ces états généraux, s’il a souhaité en faire un des axes prioritaires de son action , c’est d’abord pour le dire, pour le répéter. Pour en être fiers. Et pour rappeler que cette puissance agricole est un élément de notre souveraineté nationale.
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A nous de préserver et de renforcer cette puissance. Je ne vais pas dresser ici un tableau de la situation. Vous la vivez, vous la connaissez mieux que moi. Vous aurez également l’occasion d’y revenir durant vos travaux. Un mot peut-être pour dire que ces dernières années ont été difficiles. À la variation des volumes, s’est ajoutée celle des prix. Certains secteurs, comme ceux des céréales et de la viticulture, ont souffert de mauvaises conditions climatiques. D’autres, comme le secteur laitier ou celui de la viande, connaissent une crise durable, aux conséquences dramatiques. Bien évidemment, ces difficultés ne concernent pas tous les secteurs, ni toutes les entreprises. Certains s’en sortent bien et c’est tant mieux.
Pour autant, ces difficultés sont de mon point de vue, la face émergée d’enjeux qui vous concernent tous d’une façon ou d’une autre. J’en ai identifié au moins quatre :
  1. Il y a l’enjeu de la mondialisation des échanges, loin d’être nouveau dans le secteur agricole et de l’agroalimentaire. Après tout, un grand nombre de cultures classiques étaient, il y a encore 4 ou 5 siècles, réputées « exotiques ». Ce phénomène n’a évidemment rien à voir aujourd’hui avec ce qu’il était à l’époque des grandes découvertes.
    Déjà, rappelons que cette mondialisation bénéficie à un grand nombre de nos agriculteurs et de nos industriels. Nous exportons 40% de nos céréales dans les pays riverains de la Méditerranée. Les filières du vin, des produits laitiers, de la viande, des animaux vivants, des fruits et légumes contribuent à équilibrer notre balance commerciale.
    Le « prix » ou la contrepartie de cette ouverture, c’est l’aléa. Nos céréaliers doivent s’adapter aux  cours mondiaux du blé. Les éleveurs et industriels laitiers subissent les répercussions des enchères d’une coopérative néo-zélandaise sur le prix du lait.
    Les éleveurs de porc et les industriels dépendent en grande partie de la demande chinoise. Le marché des fruits d’été évolue en fonction des conditions climatiques et de l’équilibre entre les productions françaises et espagnoles. Enfin, la réduction des aides directes de la PAC sur les marchés agricoles renforce la nécessité de s’organiser au sein de chaque filière pour s’adapter aux variations des prix.
  2. Le deuxième enjeu est climatique. Ce n’est pas à vous que je vais expliquer que les phénomènes extrêmes se multiplient. Les inondations exceptionnelles du printemps dernier ont eu de graves conséquences sur les productions céréalières réputées pour leur régularité. Le gel de ce début d’année a suscité beaucoup d’inquiétudes chez les viticulteurs d’Alsace, du Jura, du Bordelais ou de Bourgogne. La sécheresse que nous connaissons cet été complique l’alimentation des animaux d’élevage. Ces phénomènes demeurent encore dans les bornes étroites de l’exception, mais ils pourraient, un jour, devenir la règle.
  3. Le troisième est numérique. J’ignore si cette évolution sera comparable à celle de la mécanisation. Une chose est sûre : elle gagne le secteur de la distribution, celui du commerce inter-entreprises, des services à l’agriculture. Robots, capteurs font également leur apparition dans les exploitations, souvent pour de bonnes raisons, en particulier pour réduire la quantité d’intrants ou d’eau. Dans une de ses interviews (JDD – 2009), Michel Serres s’exclamait : « Le paysan nouveau est quelqu’un d’admirable. Il est à la fois climatologue, chimiste, biologiste, commerçant et même commerçant international ». J’ajouterai qu’il est aussi un peu ingénieur et sans doute bientôt « start-uper ».
  4. Quatrième enjeu : le renouvellement des générations. Nous l’avons évoqué tout à l’heure : la problématique est ancienne. Comment attirer les jeunes ? Comment assurer la bonne transmission ou la bonne reprise d’une exploitation ou d’une PME ? Je sais que c’est un souci permanent pour bon nombre d’entre vous. Ce souci, je le partage. L’avenir de notre agriculture dépend en grande partie de notre capacité à susciter des vocations et à attirer et former des talents.
À ces enjeux « mondiaux » ou « globaux », s’ajoutent des défis plus franco-français . Certains les qualifieraient de faiblesses. Je préfère le mot de « défi ». Une faiblesse, ça se constate, ça se déplore, ça se compense. Un défi, ça se relève. Je me contenterai d’en citer trois.
  1. Le premier d’entre eux – et vous aurez compris qu’il s’agit d’un des objectifs prioritaires de ces états généraux – concerne la répartition de la valeur. J’ai rappelé le montant considérable des richesses que vous produisez. Je veux redire ici la volonté du Président de la République et du Gouvernement de permettre à chacun de vivre de son travail, dans un contexte où certains producteurs – agriculteurs comme dirigeants de TPE- se trouvent dans des situations de très grande détresse. Je ne suis pas là pour désigner des coupables, mais pour trouver des solutions. Pas des solutions de court terme en attendant la prochaine crise, mais des solutions pérennes, dans le cadre de relations commerciales normales. L’Etat ne peut pas et ne doit pas se substituer au marché.
    Cela implique de se poser les bonnes questions : pourquoi une partie de la valeur ne redescend-t-elle pas de la distribution vers la production ? Pourquoi certains producteurs se font mieux entendre que d’autres dans le cadre de leurs négociations ? Pourquoi certaines productions se vendent mieux que d’autres ? Pourquoi des investissements sont soutenables ici et non ailleurs ? Je souhaite que nous trouvions des réponses à ces questions connues, anciennes, dès les prochaines négociations commerciales.
  2. Le deuxième défi consiste à rétablir la confiance.
    Confiance « entre les acteurs » comme on dit pudiquement, c’est-à-dire, entre vous. Je n’ai ni la prétention, ni la naïveté de faire table-rase du passé. Je pense simplement qu’une discussion, franche, directe, difficile mais honnête vaut mieux que de mauvais compromis noués sur fond de défiance. S’il y a une chose que la mondialisation a changé, c’est qu’on ne peut plus combattre en ordre dispersé. Il faut s’organiser. Les filières qui l’ont fait sont d’ailleurs les plus dynamiques. Comme souvent dans ce pays, nous ne manquons pas de structures pour conduire la discussion. Pour autant, soyons lucides : notre efficacité collective laisse à désirer. Les résultats que nous obtenons ne sont pas toujours à la hauteur des moyens, du temps et de l’énergie que nous consentons. Ce sera long, imparfait, du moins au début. C’est un pari. Le pari de la bonne foi, de l’absence de préjugés. Le pari de la maturité et de l’avenir. Ce pari, je veux le tenter avec vous dans le cadre de ces états généraux.
    Rétablir la confiance aussi avec les consommateurs. Les « peurs alimentaires » ne sont pas nouvelles. On raconte que sous Louis XIV, la décision prise par les boulangers parisiens de fabriquer du pain avec de la levure de bière a déclenché une véritable crise. Certains dangers ont été surestimés ; d’autres sous-estimés. Les Trente Glorieuses ayant mis fin à  la « peur du manque », les peurs se sont déplacées.
    L’urbanisation, les nouveaux modes de préparation culinaire, la complexification de l’expertise ont distendu le lien entre le consommateur et le produit. Les risques ont changé de nature ; leur retentissement d’ampleur. On sait que moins le risque est élevé plus sa survenue paraît scandaleuse. On sait aussi que la confiance des consommateurs est fragile, friable. Et qu’il faut des mois voire des années pour la reconquérir à la suite d’une crise. Fondées ou pas, ces peurs, ces inquiétudes existent.
    Il faut en tenir compte. Il faut trouver les gestes, les mots justes, les attitudes pour s’adresser au consommateur du 21è siècle. Il faut que les filières alimentaires suppriment « boîtes noires » et autres « angles morts » qui suscitent inutilement la méfiance. Bien souvent, il n’y a d’ailleurs rien à cacher ! Le public ne faisant pas toujours la différence entre les filières, il existe, me semble-t-il dans ce domaine, une solidarité de fait entre vous.
  3. Troisième et dernier défi : les nouvelles attentes des consommateurs. Il n’y  qu’à parcourir les journaux, les magazines ou les sites internet, pour se rendre compte qu’elles sont légions ! Certaines relèvent du phénomène de mode. Manger répond à un besoin biologique. C’est aussi une façon de se distinguer sur  un plan culturel ou social. D’autres s’inscrivent dans la durée : l’alimentation durable, la nutrition, la baisse de la consommation de protéines animales, la recherche de proximité.
Derrière cet inventaire à la Prévert, on distingue des points communs. Ces tendances correspondent à des secteurs de niche, en forte croissance . Elles créent de la valeur. Elles se « mondialisent » : le citadin trentenaire français aspire peu ou prou à manger la même chose que son homologue américain ou asiatique. Elles sont les signes avant-coureurs de ce que sera le marché de demain. Un marché qui nous tend les bras, à nous Français, champions de la sécurité sanitaire, des terroirs, de l’authenticité et du savoir-faire.
Je faisais référence au pain tout à l’heure. Quelle renaissance ! Il y a vingt ans, tout le monde considérait que l’avenir de ce produit un peu suranné passait par l’industrialisation. Eh bien, grâce à une politique de labels, de montée en gamme, grâce à la valorisation de l’artisanat, de recettes ancestrales, le pain est aujourd’hui un produit phare de la mondialisation culinaire.
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Des défis à géométrie variable ; une agriculture française « qui est diversité » ; des exploitations, des entreprises qui ont parfois le sentiment de ne pas appartenir au même monde. Je le reconnais : l’équation est complexe. L’Etat aurait pu tout décider seul, en vous rencontrant les uns après les autres, dans le secret des bâtiments officiels.
Ce n’est pas ma vision du dialogue. Ce n’est pas la méthode qu’a voulue le président de la République pour ces états généraux. Comme pour d’autres priorités nationales – je pense à l’organisation des relations entre l’Etat et les collectivités, à l’avenir de l’Outre-mer ou à la question de la mobilité-, nous avons souhaité partir de vous : de votre analyse, de vos attentes, de votre énergie, de vos solutions, dans un double souci d’efficacité et de solidarité.
Forcément, les rôles changent. Dans cette démarche, l’Etat est une partie prenante parmi d’autres. Une partie éminente, incontournable, mais une partie parmi d’autres. Je ne dis pas que l’Etat « ne peut pas tout faire ». Je dis qu’il ne doit pas tout faire, parce qu’il risquerait de faire mal ou de faire moins bien que vous. Comme disent les juristes, dans le domaine de l’alimentation, nous avons tous – Etat, collectivités locales, organisations professionnelles, ONG- un « intérêt à agir ». Pour cette raison, nous avons tous intérêt à agir ensemble.
C’est l’objet de ces Etats généraux, de ces 14 ateliers, qui se dérouleront jusqu’en novembre et qui nous permettront, je l’espère, d’annoncer des initiatives concrètes lors de leur clôture, au mois de décembre. J’en profite pour remercier celles et ceux qui ont accepté de prendre de leur temps pour animer ces ateliers, les nourrir et en restituer les conclusions. Des réflexions qui doivent nous permettre d’atteindre quatre objectifs :
  1. Fixer un cap clair, stable et commun avec les entreprises des filières alimentaires, avec les agriculteurs, les transformateurs, les ONG pour répondre à ces enjeux de la création et de la répartition de la valeur.
  1. Conforter la confiance des Français en une alimentation toujours plus saine et plus durable. Pour moi, cela implique de proposer aux consommateurs des produits sains, offrant les meilleures qualités nutritionnelles qui soient.
    Mais si vous le voulez bien, cette mission doit aller plus loin : à l’heure où l’obésité progresse en particulier chez les jeunes et dans les catégories sociales les plus modestes, nous devons –pouvoirs publics, professionnels de santé et de l’alimentation- aider les Français à réapprendre à « bien manger ». J’y vois à la fois une question de santé publique – de prévention-, et d’égalité.
  1. Améliorer l’accès de tous à une alimentation de qualité. À cet égard, je compte sur vous pour nous aider à réduire le gaspillage alimentaire qui est sans doute, l’un des traits les plus détestables de la société de consommation.
  1. Réconcilier agriculture et environnement.
La transition écologique n’est ni une mode, ni une idéologie. Elle est encore moins un prétexte pour cesser telle ou telle culture. Elle est une tendance de fond. Une tendance mondiale dont la vitesse de propagation est considérable. Elle sera une menace si nous refusons de nous y adapter. Elle sera notre chance si nous la devançons.
Mon Gouvernement n’a qu’un seul but : aider les professionnels – vous comme les autres secteurs économiques- à réussir cette transition et à en tirer profit. S’adapter n’est jamais facile. Cela implique de modifier des pratiques et des modes de production. Cela implique aussi d’aborder sans tabou les sujets difficiles – je pense à la question des pesticides et des perturbateurs endocriniens-, mais le prix, le crédit et la valeur futurs de nos productions sont à ce prix.
Pour atteindre ces objectifs, nous aurons besoin de partager réussites, bonnes pratiques, expérimentations et idées neuves.
Nous aurons aussi besoin de l’engagement de chacun, des territoires comme des entreprises. Je me réjouis à cet égard, que ces états généraux s’ouvrent au grand public, grâce notamment à la mise en place d’une plateforme numérique. L’alimentation, ses métiers, sa qualité, les femmes et les hommes qui la produisent, doivent être replacés au cœur des préoccupations des Français et dans le cœur des Français.
L’Etat prendra sa part de responsabilité, bien sûr. En fonction de vos conclusions, il accompagnera, mettra en cohérence ses politiques publiques. Je pense en particulier au programme national de l’alimentation, au programme national nutrition santé, à l’encadrement des relations commerciales, à l’information des consommateurs, à l’organisation des filières, à l’évolution des pratiques agricoles. Nous le ferons avec vous, grâce à vous. Nous ne pourrons certainement pas le faire sans vous.
Ces messages, cette méthode, ces attentes, le président de la République, retenu à un déplacement à Istres, aura l’occasion de les exprimer devant vous au début du mois d’octobre prochain, lorsque nous disposerons des premières conclusions relatives à la création et à la répartition de la valeur.
Je ne sous-estime pas l’ampleur de la tâche. La lucidité n’interdit pas l’optimisme. Au contraire !
Bon travail à tous !

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