Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Monsieur le Président du Conseil départemental,
Monsieur le Préfet de Région,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le Président du Conseil représentatif des institutions juives de France,
Monsieur le Président du Consistoire central israélite de France,
Monsieur le Président du Fonds social juif unifié,
Monsieur le Président de l’association du Musée mémorial des enfants d’Izieu,
Mesdames, Messieurs, en vos grades et qualités,
« Ici vous serez tranquilles », c’est ainsi que le sous-préfet de Belley, Monsieur Pierre-Marcel WILTZER avait présenté la maison et son magnifique panorama aux époux ZLATIN qui s’étaient donné pour mission de trouver un refuge à de jeunes enfants juifs réfugiés dans le midi languedocien, livrés à eux-mêmes dans les camps d’Agde et de Rivesaltes, et surtout menacés, depuis novembre 1942, par l’occupation de la zone libre.
C’est donc ici dans cette ferme imposante, comme le sont les maisons traditionnelles du Bugey, que va s’installer, avec l’aval des autorités locales, une petite colonie d’enfants séparés de leurs parents par les événements mais recueillis et choyés par le couple ZLATIN et une poignée d’éducateurs et d’enseignants.
« Ici vous serez tranquilles » avait dit le brave sous-préfet et tout semblait lui donner raison. Le département de l’Ain était alors occupé par l’armée de MUSSOLINI, laquelle, on le sait, pratiquait à l’égard des juifs une politique bien plus conciliante que les nazis.
Qui aurait pu avoir l’idée de venir semer le trouble dans ces jolies montagnes du Bugey où la douceur méridionale vient à la rencontre des rigueurs du Jura ?
Qui aurait pu avoir l’idée de venir, ici, au bout d’un chemin forestier, pour tourmenter une colonie d’enfants et leurs accompagnateurs ? Qui ?
Lorsqu’il sauta le premier du camion qui servait alors d’autocar, le jeune REIFMAN, après avoir fait le tour du propriétaire en quelques bonds à peine s’était exclamé : « Quel paradis ! ». Et en effet, du printemps 1943, date de l’arrivée des enfants, au 6 avril 1944, cette maison fut bien pour eux un petit paradis car vue depuis ses fenêtres, la guerre, ses crimes et ses persécutions, paraissait si loin qu’elle semblait presque irréelle. C’est à peine si la dureté des temps se manifestait par l’absence des parents, bien sûr, et par quelques restrictions. Et encore... Car ici on est à la campagne et l’on trouve toujours ce qui manque si cruellement alors dans les grandes villes.
Entre les villages d’Izieu et Brégnier-Cordon, tout le monde connaît la colonie, tout le monde sait et tout le monde se tait. Comme dans des milliers de villages en France, que ce soit au Chambon-sur-Lignon ou plus au sud dans les Cévennes, ou à Vence dans la maison créée par Josef FISERA, la population française, dans sa très grande majorité, se tait et oppose une résistance passive aux lois scélérates de Vichy comme aux vociférations hitlériennes.
Il faut rendre hommage à tous ces justes du quotidien dont on ne connaîtra certainement jamais, ni les actions, ni le nom. La famille PERTICOOZ, quant à elle, vit dans la ferme voisine, et fournit souvent la colonie. En échange, lorsque les travaux des champs occupent le fermier, sa famille et son ouvrier agricole, ce sont les enfants eux-mêmes qui, dès le matin, partent leur apporter les repas. Au village de Brégner-Cordon, les petits pensionnaires sont aussi des habitués de la confiserie Bibor où ils trouvent toujours quelques bonbons à se partager.
Ainsi la vie suit tranquillement son cours, entre les leçons de Gabrielle PERRIER, l’institutrice de la République et les jeux de pistes dans la campagne environnante. Très vite les enfants en âge d’entrer au collège seront même scolarisés à Belley. Certes, il y a bien quelques alertes, notamment à cause des poussées de croissance de certains des garçons dont la haute taille pourrait laisser penser aux autorités locales qu’ils ont triché sur leur âge pour échapper au STO. C’est ainsi que le jeune Paul NIEDERMANN, âgé de seize ans, sera discrètement exfiltré de la colonie d’Izieu, puis tout rentre dans l’ordre et la guerre s’éloigne à nouveau, les jeux et les leçons reprennent au gré des jours et des saisons.
Pourtant, à partir du mois de septembre 1943, après un magnifique été, l’étau se resserre sur la petite communauté sans qu’elle n’en prenne véritablement conscience. La capitulation de l’Italie fait passer les départements autrefois occupés par l’armée du Duce sous autorité allemande. Dès lors, le Rhône ne protège plus les juifs des persécutions. Au mois de janvier 1944, le médecin de la colonie, le docteur BENDRIHEM, est arrêté. Cette fois l’alerte est grave mais le danger semble s’appaiser à nouveau, les mois passent et le 6 mars 1944 la mutation à Châtellerault de Pierre-Marcel WILTZER, le courageux sous-préfet de Belley enlève aux enfants d’Izieu leur dernière protection, mais cela ils ne le savent pas. Tout au moins, pas encore.
Car à Lyon, dont dépend administrativement le département de l’Ain, le mal est à l’œuvre, il a un nom est un visage, c’est Klaus BARBIE. À ce bureaucrate de la cruauté et de la haine il faut des représailles. Le maquis s’agite, le maquis résiste, il prend l’occupant pour cible et lui inflige des pertes qui sapent le moral des troupes d’occupation. Alors pour venger des soldats allemands tombés dans une embuscade on raflera des enfants juifs et on les fera monter à bord des convois de la mort.
Une première rafle à lieu à Voiron en Isère dans la nuit du 22 au 23 mars 1944 mais pour le chef de la Gestapo de Lyon, le compte n’y est pas, il lui faut d’autres enfants, d’autres juifs.
Cette fois, c’est la preuve que la sécurité de la maison d’Izieu n’est plus assurée et que rien n’arrête la fureur nazie. Il faut partir et surtout cacher les enfants. Sabine ZLATIN a placé sa confiance en la personne d’un homme, un prêtre, l’Abbé Charles PREVOST. Tout aurait dû séparer la juive d’origine polonaise de ce fervent catholique issu de la grande bourgeoisie locale mais c’était compter sans l’esprit d’humanité. Alors, le 2 avril, Sabine ZLATIN descend à Montpellier pour l’appeler à l’aide. Il a déjà lui-même caché de nombreux enfants, dans l’orphelinat qu’il a fondé et jusque dans sa maison de Palavas-les-Flots. Quand il s’agit de sauver la vie d’enfants, il n’y a plus un catholique et une juive, il n’y a plus un prêtre et une assistante sociale, il n’y a plus un grand bourgeois et une réfugiée, il y a tout simplement un homme et une femme de bien.
Pourtant il est déjà trop tard. Au matin du jeudi 6 avril, alors que les enfants prennent leur petit déjeuner dans la salle qui tient lieu de réfectoire, une voiture de la Gestapo accompagnée d’un détachement de la Wehrmacht et de deux camions font irruption devant la maison. Il suffit alors de quelques minutes pour que le vert paradis des amours enfantines plongent dans la nuit et dans le brouillard.
Les ordres fusent, les coups de crosses pleuvent et c’est à peine si on laisse aux uns et aux autres le temps de prendre quelques affaires, les enfants terrorisés sont alors pris au col et jetés dans les camions comme des sacs de pommes de terre dira un témoin effaré. Seul Léon REIFMAN, prévenu par les cris de sa sœur, parvient à s’échapper in extremis en sautant par la fenêtre. Plus tard, il deviendra médecin. Les autres sont embarqués et les camions militaires démarrent en trombe mais tout à coup, les voisins accourus vont entendre les enfants chanter à tue-tête « ils n’auront pas l’Alsace et la Lorraine ! ».
La gorge se serre, Mesdames et Messieurs, la voix même se brise à la seule idée que ces enfants arrachés à leurs parents, traqués et pourchassés, ces enfants jetés dans des camions, entourés de soldats de la SS qui les tenaient en joue, aient pu trouver la force et le courage de chanter, jusqu’au bout, leur amour de la France.
Le soir même, Klaus BARBIE adresse un télex à Paris pour se féliciter de sa prise : quarante-quatre enfants âgés de 5 à 17 ans et sept adultes. Tous juifs. Celui qui ne l’était pas, a été relâché et ses parents seront soupçonnés d’avoir « vendu » les enfants d’Izieu mais ce fut à tort.
Dès le lendemain les prisonniers sont envoyés à Drancy. Le 13 avril les trois hommes adultes en âge de travailler, dont Monsieur ZLATIN, sont déportés au camp de Raval en Estonie où ils seront fusillés. Les enfants, eux, vont monter dans leur très grande majorité à bord du convoi 71 qui les conduit à Auschwitz. Dans le même convoi se trouvait une autre jeune fille, Simone JACOB et sa famille. Simone JACOB que nous connaissons tous sous le nom de Simone VEIL.
En écrivant ces lignes j’ai espéré que, jusqu’au bout, les plus grands aient pu s’occuper des plus petits comme Madame ZLATIN le leur avait appris ici à Izieu et surtout, surtout, oui surtout j’ai espéré que l’insouciance qui protège toujours l’enfance des plus grands drames les ait bien accompagnés jusqu’aux portes de la mort, jusqu’aux portes de l’enfer.
Alors, heureusement, l’histoire de la maison d’Izieu ne s’arrête pas à cette journée tragique du 6 avril 1944. Au-delà du drame, au-delà de l’indicible, la maison d’Izieu a continué à jouer son rôle et l’ancien refuge est ainsi devenu, en France, l’un des premiers lieux de mémoire de la Shoah.
Le 7 avril 1946, à cet endroit où nous nous trouvons, dans une période politique encore troublée, les élus locaux, le Préfet et un ministre de la République, Laurent CASANOVA, communiste en charge du portefeuille des Anciens Combattants, le grand Rabbin de Lyon, Salomon POLIAKOFF et le Révérend Père CHAILLET, résistant de la première heure et contempteur de l’antisémitisme de Vichy, sont présents pour se souvenir du martyr des enfants d’Izieu. Les habitants se sont même cotisés pour faire ériger la stèle qui se trouve toujours au centre du village.
On sait, bien sûr, que la société d’après-guerre toute tournée vers la reconstruction a eu tendance à vouloir oublier les années d’occupation et la déportation. Certes la parole des déportés a souvent été muselée par la pression sociale autant que par ce sentiment de culpabilité bien connu qui empoisonne souvent la conscience des survivants. Certes il aura fallu attendre 1995 et le magnifique discours de Jacques CHIRAC au Vel d’Hiv pour reconnaître la responsabilité de notre pays dans la déportation des juifs mais il serait faux de dire que la politique mémorielle de la Shoah est une innovation politique des années 1980 et des générations qui sont nées après la Seconde Guerre mondiale. Dès les lendemains de la Libération le souvenir de la déportation des juifs et de la Shoah a bien été entretenu, et notamment ici, au cœur du Bugey.
Enfin, il faut se souvenir que quelques mois plus tôt, en février 1946, lors du procès de Nuremberg, le terrible télex de Klaus BARBIE sera produit par Edgard FAURE, alors Procureur général adjoint, contribuant ainsi à fonder la définition juridique du crime contre l’Humanité. Après la rafle, Izieu continuait à apporter sa contribution à l’Histoire et à protéger les enfants de la folie des Hommes.
Après le drame terrible qui s’est déroulé ici même, au matin du 6 avril 1944, après que l’Histoire a rendu son verdict, après que la justice des hommes est passée, à Nuremberg en 1946 et à Lyon en 1987 - grâce à la détermination des époux KLARSFELD qui parviendront à obtenir l’extradition de Klaus BARBIE en France pour y être jugé, il me faut aussi dire, qu’ici, grâce au courage et au dévouement de quelques adultes, grâce à la poésie de cette maison, à la beauté de cette vue, pendant plus d’un an, des enfants, les enfants d’Izieu, ont été heureux avant d’être immolés par la haine et la fureur antisémite.
Oui, je veux, ici, avec les responsables de cette maison devenue tout à la fois un mémorial, un centre de formation et un motif d’espérance, penser qu’ici, dans leur maison, ces enfants ont été heureux.
Je veux surtout, en m’inclinant devant leur souffrance et leur mémoire qui a désormais accédé à l’éternité, croire que leur martyre aura durablement réveillé notre part d’humanité et à puiser dans nos consciences d’êtres humains la force de lutter partout et toujours contre les tentations, inassouvies, de la barbarie.