Seul le prononcé fait foi
Madame et monsieur les ministres,
Madame la Maire de Paris,
Mesdames et Messieurs les députés et sénateurs,
Monsieur le Maire du 17ème arrondissement,
Monsieur le Procureur général près la Cour de cassation,
Madame la Procureure générale près la cour d’appel de Paris,
Monsieur le Président du Tribunal de grande instance de Paris,
Monsieur le Procureur de la République,
Madame le Procureur national financier,
Madame le Bâtonnier de Paris,
Mesdames et messieurs les magistrats et fonctionnaires,
Mesdames et monsieur,
Cher Renzo Piano,
« De tout temps, les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses surtout m’attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le palais de Justice ». Je laisserai le soin aux experts en psychologie près de ce tribunal, d’interpréter la curieuse association qu’André Gide établit dans ses « Souvenirs de la Cour d’assises » entre ces quatre éléments, pour me concentrer sur le dernier de la liste, le palais de justice.
Un palais de Justice, je parle de celui-ci, qui réunit deux de mes passions : le droit et l’architecture. Je pourrais ajouter, cher Renzo Piano, l’Italie, mais je vais me contenter du droit et de l’architecture. Deux sujets dont je pourrais parler durant des heures… Ce qui, je vous rassure, ne se produira pas. Ces deux sujets ont en effet leur spécialiste, je veux parler d’Antoine Garapon, qui, dans un de ses essais qui s’intitule « Bien juger » a très bien montré le lien qui existe entre l’architecture que l’on donne à l’espace dans lequel on juge – qu’il s’agisse d’un bosquet en plein air, d’un palais médiéval ou d’un monument de verre – et le rapport qu’entretient une société avec sa justice. Un bon livre vaut bien mieux qu’un long discours.
Dans son essai, Garapon montre aussi comment le droit file parfois la métaphore architecturale. Ainsi quand Portalis présente, en 1 800, le titre préliminaire du code civil, il évoque l’image du « péristyle de la législation française ». Beaucoup plus modestement, cette inauguration intervient Madame la Garde des Sceaux, quelques jours après la promulgation de la loi de programmation pour la Justice ; un chantier qui épouse les formes, la philosophie des espaces que nous inaugurons aujourd’hui. J’y reviendrai tout à l’heure.
L’architecture a cela de commun avec le droit, qu’on peut lui faire dire beaucoup de choses. Et que la totalité de ses vertus s’apprécie souvent avec le temps. Je me contenterai de formuler trois observations sur la signification de cette révolution de palais que les pouvoirs publics ont engagée avec votre aide cher Renzo Piano.
La première observation, c’est une justice qui rayonne. Pas uniquement grâce au verre qui en recouvre les façades, mais grâce à son positionnement tant physique qu’intellectuel.Un positionnement au coeur de la cité. Une cité dont le centre de gravité a quelque peu évolué depuis Charles V. Disons les choses : déménager n’est jamais très agréable. A fortiori quand on emporte avec soi, sept siècles de procès. On m’a parlé de près de 140 000 cartons… Je ne sous-estime pas du tout les changements que cela implique dans la vie quotidienne. Les racines de notre histoire judiciaire se trouvent sur l’île de la Cité. Ces racines y resteront : on continuera d’y rendre la justice. Mais, comme l’écrivait Jules Renard dans son journal, « L’homme porte ses racines dans sa tête ». Et cette très longue tradition judiciaire française habite désormais ces lieux. Elle en prend chaque jour un peu plus possession avant pourquoi pas, d’y prendre racine, et pas uniquement dans les jardins suspendus qui s’y trouvent. La capitale dispose donc d’un nouveau point de repère. Un repère capital pour rappeler qu’en toutes circonstances, c’est la loi et l’ordre public qui ont le dernier mot. Permettez-moi à cet égard, de saluer l’exceptionnelle mobilisation des personnels de la justice depuis le mois de novembre dernier.
Cette justice, celle du palais de Justice de Paris, rayonne aussi dans toute la France puisque ce palais abrite des juridictions de compétences nationales : le parquet national financier, le futur parquet national antiterroriste. J’ai aussi tenu, avec le président de la République, à faire en sorte que la justice rayonne un peu plus dans nos priorités et dans notre budget. Un budget qui, pour ce qui concerne la justice, augmentera de 25% durant le quinquennat. On parle beaucoup de l’indépendance constitutionnelle de la justice et c’est normal. On parle un peu moins de son indépendance matérielle, qui me semble pourtant tout aussi essentielle.
La justice rayonne enfin bien au-delà de ses limites physiques. D’abord, parce que nous nous trouvons ici dans un lieu où certes, on rend la justice, mais où on la pense. En témoigne la construction de l’auditorium qui a déjà accueilli d’importants évènements. Ensuite parce que par tradition, le droit français a toujours chercher à rayonner au-delà de ses frontières. Parfois par les armes ; souvent en raison de sa modernité. Je crois savoir, monsieur le président, que vous recevez des demandes de visites du monde entier. Des visiteurs qui viennent certes admirer une oeuvre, mais aussi s’inspirer de vos méthodes de travail et de notre droit. Dans un monde où la production de normes devient un élément clef de l’influence, ce rayonnement est une chance et même un enjeu.
La deuxième observation, c’est une justice à laquelle l’Etat donne le confort, les moyens d’exercer ses missions de manière sereine, efficace. Même si j’ai conscience que ce confort sera parfait quand la ligne 14 desservira le site, en principe en 2020. Je crois qu’il faut se contenter jusqu’à 2020 de cette sagesse italienne qui nous dit cher Renzo, Chi va piano, va sano... Pour autant, l’emménagement dans ce tribunal a constitué pour les personnels de la Justice – on parle de 500 magistrats et plus de 1000 fonctionnaires de greffe – une vraie révolution. On m’a raconté que sur l’île de la Cité, les juges ne disposaient pas tous d’un bureau, voire d’une chaise. Un comble pour des magistrats du siège ! Ce confort bénéficie certes aux personnels mais il bénéficie aussi à l’acte de juger. Parce qu’avant d’être une décision, un jugement, c’est de l’instruction, de la recherche, du classement, des auditions, de la réflexion personnelle et collective, parfois une forme de doute, tout un travail préparatoire dont la qualité matérielle n’est évidemment pas sans lien avec celle de la décision finale.
Autre source de confort : la fluidité que le bâtiment organise entre les magistrats et entre les métiers de la justice. En cela, sa conception a quelque peu devancé la loi de programmation judiciaire. D’abord parce qu’il regroupe dans un même site, des pôles de compétences autrefois éclatés. Je pense aux 20 tribunaux d’instance qui logeaient dans les mairies d’arrondissement, du tribunal de police qui se trouvait dans le 19ème ou encore du pôle financier et du parquet national éponyme boulevard des Italiens. Ensuite, parce qu’il organise la « coexistence pacifique » de tous les auxiliaires et partenaires de la Justice. D’où son nom de cité judiciaire. Cela concerne les avocats dont le tribunal est aussi le lieu de travail. Mme le bâtonnier, je sais combien le barreau de Paris s’est impliqué dès le début du projet, pour mieux prendre en compte les contraintes et exigences de votre profession. Si j’ai bien compris, vos confrères – « mes » confrères puisque j’ai moi-même exercé cette profession – ne sont pas encore totalement installés. Cela sera le cas au mois de décembre 2019 quand ouvrira « la maison des avocats ». J’ai entendu les engagements pris pour un travail de qualité et en toute confiance de façon à améliorer toujours un peu plus l’intelligence et la fluidité du travail. Cette proximité concerne aussi les 1 700 fonctionnaires de la direction générale de la police judiciaire qui peuvent gagner ce tribunal par un souterrain. Enfin, le palais prévoit des espaces pour les associations d’aide aux victimes, pour les conciliateurs de justice, les délégués du procureur, ceux du Défenseur des droits qui tous, contribuent à l’oeuvre de justice. Parce qu’on ne rend plus la justice de manière exclusive dans les salles d’audience, en robes noires. On la rend de plus en plus grâce à des modes alternatifs de règlement des conflits. D’où sans doute la sérénité des lieux…
Troisième et dernière observation : la décoration, cher Renzo Piano, est plutôt sobre. Un dépouillement qui rompt avec ce que vous appelez, « une architecture de la peur ». C’est une sobriété qui brise les intimidations inutiles. Parce que l’autorité a moins de besoin de majesté, que de sérieux, de gravité, de sérénité, d’équilibre. Et que la justice du 21ème siècle doit être profondément humaine avec ce que cela implique de grandeur et de fragilités. Peut-être faut-il voir aussi dans ce dépouillement, celui du magistrat qui doit se départir de son histoire, de ses préjugés quand il aborde une affaire. Et ce dans le but d’y apporter un regard clair, au moins aussi éclairé que les espaces qui ponctuent ce tribunal. Un regard épuré, dépassionné sur des situations souvent dramatiques.
Enfin, ici, la justice ne « se montre pas » - parce qu’elle doit conserver son secret-, mais elle se voit. Et en abandonnant une partie son mystère, je ne doute pas qu’elle fera l’économie de quelques fantasmes. Désormais, cette justice se trouve à la bonne hauteur, c’est-à-dire « à hauteur d’hommes ». Celui de la rue. D’ailleurs, dans ce bâtiment, on ne perd jamais de vue la rue et donc l’homme et la femme qui s’y trouvent.
Un dernier mot peut-être au sujet de l’accueil. Pas celui que j’ai reçu qui a été exceptionnel. Mais celui de l’usager. Parce que vous avez conçu ces lieux au moins autant pour l’usager que pour les professionnels. C’est la constitution d’un service d’accueil unique du justiciable ; la création d’un point d’accès au droit ; la mise en place de permanences gratuites et confidentielles ; la conception de dispositifs d’orientation performants. Je me souviens de cette phrase de Kafka dans Le Procès qui disait : « L’homme est effectivement libre, il peut aller où il veut, seule l’entrée de la loi lui est interdite ». Eh bien, dans ce palais, l’entrée de la loi lui est grande ouverte.
Tout le monde connaît cette célèbre formule de Pierre Drai : « Juger, c’est aimer écouter, essayer de comprendre et vouloir décider ». Je dois vous dire qu’en lisant cette phrase, je retrouve quelque chose de l’engagement qui peut animer ceux qui s’engagent dans l’activité politique. « Aimer écouter, essayer de comprendre et vouloir décider », il y a là des correspondances avec ce qu’est fondamentalement l’acte de juger même si je me garde bien de confondre les deux éléments et les deux mondes, j’observe cette forme de parenté instinctuelle et cette forme de « cousinage » d’engagement. Dans ces lieux, grâce à vous cher Renzo Piano, à vos 32 collègues architectes, grâce à l’agence pour l’immobilier de la justice et aux équipes du secrétariat général, grâce aux partenaires du ministère de la Justice qui ont oeuvré et qui pour certains d’entre eux, vont continuer d’oeuvrer à ce projet, grâce aux 2 200 compagnons qui ont travaillé sur le site, aux professionnels de la justice qui n’ont pas ménagé leur énergie, la justice française a désormais les moyens d’écouter, de comprendre et de décider. Je voudrais tirer un coup de chapeau symbolique à tous ceux qui, à leur responsabilité politique de l’époque, ont fait en sorte que ce projet puisse aboutir. Il revient au Premier ministre que je suis d’inaugurer ce lieu mais je sais qu’avant moi des Premiers ministres, des Gardes des Sceaux, des présidents de la République ont pris les décisions qui s’imposaient pour que cette transformation fondamentale puisse intervenir. La continuité de l’Etat n’est pas un vain mot dans mon esprit. La justice peut donc écouter, comprendre, décider en toute sérénité, en toute conscience, en toute indépendance sous le regard des Français au nom desquels et pour lesquels, elle rend la justice.