Grenelle du droit II

Ce contenu a été publié sous le gouvernement du Premier ministre, Édouard Philippe.

Publié le 16/11/2018

Discours de M. Édouard PHILIPPE, Premier ministre
Grenelle du droit II
Palais Brongniart
Vendredi 16 novembre 2018
Seul le prononcé fait foi
Madame la présidente de l’Association française des juristes d’entreprise, Chère Stéphanie Fougou,
Monsieur le président du tribunal de commerce de Paris,
Madame le bâtonnier de l’ordre des avocats au barreau de Paris,
Monsieur le président de la Chambre des notaires de Paris,
Monsieur le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris,
Monsieur le président de la Conférence générale des juges consulaires de France,
Monsieur Bernard Cazeneuve,
Mesdames, messieurs,
Quand on aime le droit, en général on aime lire. Disons que ça aide. Et quand on aime lire, en général, on aime les grands auteurs. Pas tous, mais quelques-uns. Comme par exemple Victor Hugo. Et quand on aime le droit et Victor Hugo, on connaît ce beau texte qui figure je crois dans « Actes et Paroles » et qui s’intitule « Le droit et la loi ». Un texte, plus Hugolien que juridique, dans lequel on trouve cette formule : « Qu’on jette les yeux sur les êtres créés, la quantité de droit est adéquate à la quantité de vie ».
C’est évidemment vrai pour vous qui avez consacré votre vie étudiante – c’est important – puis votre vie professionnelle au droit. Et c’est un peu mon cas aussi. La quantité de droit que j’ai pratiquée n’est pas totalement « adéquate à la quantité de ma vie ». Mais le droit y a toujours occupé une place privilégiée. Que ce soit au début de ma carrière professionnelle, en tant que juge administratif. Que ce soit plus tard, en tant qu’avocat. Ou depuis longtemps, en tant qu’élu local ou national. Quand on est adjoint à l’urbanisme ou maire d’une grande ville, on fait beaucoup de droit. Et quand on est premier ministre, on en fait beaucoup aussi.
Toujours dans le texte que j’ai cité, Victor Hugo écrit que « La vie et le droit sont le même phénomène. Leur superposition est étroite ». Je ne pense pas utile de rappeler ici à quel point le droit fonde notre vie démocratique. Je me concentrerai plutôt sur les réflexions d’un esprit très brillant et original, je veux parler du prix Nobel d’économie Douglass North. Douglass North a consacré une partie de sa vie à travailler sur les raisons à l’origine des divergences entre les rythmes de croissance des pays. Pour North, ce qu’il appelle les « institutions » sont la clef de la croissance et donc l’origine de ces divergences. Et parmi ces institutions, il cite en particulier le droit.
Parce que le droit, c’est la stabilité. C’est la clarté, la précision. C’est la confiance. C’est la paix aussi. C’est, dans le meilleur des cas, ce que Victor Hugo appelle « le règne paisible de l’incontestable ». Et dans un monde aussi instable, aussi imprévisible que le nôtre, le droit, son caractère paisible, parfois incontestable, est un puissant vecteur d’influence et d’attractivité, en particulier quand on programme des investissements sur le long terme.
Le droit comme vecteur d’influence, de compétitivité et d’attractivité :
Le fait que vos rencontres se tiennent là où il y a quelques temps on échangeait non des idées mais des actions [palais Brongniart], même si ce choix résulte peut-être du hasard, illustre à quel point le droit constitue l’environnement naturel de l’économie. Il est, pour paraphraser Horace, « in media res », c’est-à-dire « au milieu des choses ». À tel point que comme pour l’environnement, vous avez consacré à ce droit un « Grenelle ». Et même deux « Grenelle ».
Les systèmes juridiques sont donc désormais en concurrence. Et nous n’avons pas toujours été dans ce domaine, totalement à la hauteur de nos ambitions. Notre pays est loin de figurer en tête des classements internationaux. Ces classements, ils valent ce qu’ils valent. Mais ils sont regardés, parfois de près, alors nous devons en tenir compte.
Ceux qui créent ces classements ne comprennent peut-être pas toujours les subtilités de notre droit. C’est même certain. Mais nous devons également assumer notre responsabilité. Si ces classements ne nous sont pas toujours très favorables, c’est peut-être que notre droit n’assure pas assez sa fonction « fiduciaire ». Qu’il n’inspire pas assez confiance. Qu’il est parfois trop complexe, instable ; qu’il créé des contraintes inutiles ou en conserve des obsolètes.
D’où la nécessité, non de « détricoter » nos règles, encore moins d’en revoir l’ambition, mais de les adapter à cet univers concurrentiel. D’en conserver la singularité, tout en leur redonnant clarté, simplicité et pourquoi pas, un peu de souplesse.
C’est le sens des ordonnances « travail » sur lesquelles je ne reviens pas.
Le sens de la loi PACTE à laquelle certains d’entre vous ont peut-être contribué.
C’est l’engagement du président de la République de mettre un terme à la « sur-transposition » ou « à l’excès de zèle communautaire ». Durant quelques années, les pouvoirs publics ont eu la « main lourde » quand il s’agissait de transposer. Maintenant, on se contente de respecter nos engagements, ce qui est déjà très bien.
Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas, de temps en temps, aller un peu plus loin que le texte communautaire dans un souci – n’ayons pas peur des paradoxes – d’attractivité. Je pense par exemple à la transposition de la directive sur la protection des secrets des affaires qui, en France, a donné naissance à la loi du 30 juillet 2018. Cette loi va au-delà du traitement des contentieux ayant pour objet des secrets d’affaires. Elle comprend en effet un important « volet prévention » qui permet de préserver le secret devant les juridictions, et non seulement d’en sanctionner le non-respect, une fois que le mal est fait.
Je voudrais insister sur un autre sujet : celui de la protection des intérêts économiques de la France contre certaines pratiques que je qualifierais « d’impérialisme juridique ». J’ai confié au même rapporteur que celui de la loi sur secret des affaires, une mission. Cette mission, elle vise à réfléchir aux moyens de mieux protéger nos entreprises contre l’utilisation détournée de procédures ou de normes extraterritoriales. Quand j’entends dire que des services juridiques d’entreprises françaises se délocalisent à l’étranger pour que l’avis interne du juriste bénéficie d’une protection de confidentialité, je m’interroge comme vous d’ailleurs, Madame Stéphanie Fougou, puisque vous avez insisté là-dessus dans votre propos introductif… La mission rendra ses conclusions dans les prochaines semaines. Je souhaite qu’on examine toutes les solutions, sans fermer aucune porte. Et que l’on ne perde pas de temps sur ce sujet crucial sur lequel nous n’avons que trop tergiversé.
La confiance, elle provient du droit. Elle provient aussi du système judiciaire. Un système que là-aussi, nous essayons d’adapter avec l’aide des professionnels. Je prendrai trois exemples :
Le premier, c’est la création de chambres internationales au tribunal de commerce et à la Cour d’appel de Paris. Vous l’aviez évoquée il y a an dans cette enceinte. J’ai eu le plaisir d’annoncer cette création lors du Sommet « Choose France » à Versailles. Nous avons désormais, sur l’île de la cité, des juges qui pratiquent la langue de Shakespeare et la common law.
Deuxième exemple d’adaptation : la juridiction unifiée du brevet ou « JUB ». Tout est désormais en place pour que, dès l’entrée en vigueur de l’accord de 2012, la section parisienne de la « JUB » ouvre ses portes.
Enfin, le projet de loi justice permettra un traitement plus rapide des « petits » litiges. Il ne s’agit pas de litiges de moindre importance. Bien souvent, ce sont des questions de vie ou de mort pour des millions de PME. Raison de plus pour y apporter une réponse claire et rapide. Ces outils, je pense en particulier aux procédures judiciaires dématérialisées, au développement des modes alternatifs de règlements des litiges - sont de nature à fluidifier le fonctionnement de la Justice. Par ailleurs, le projet de loi encourage la spécialisation des juridictions qui est une manière d’apporter des réponses rapides et qualitatives à des contentieux souvent très complexes.
Quel rôle pour les professions du droit dans ce contexte ?
Les métiers du droit ne sont pas des métiers tout à fait comme les autres. D’abord, ils sont souvent réglementés. Ils obéissent à des règles de déontologie strictes qu’il convient absolument de préserver parce qu’elles fondent la confiance des citoyens. C’est vrai pour les auxiliaires de justice. Vrai aussi pour les officiers publics ministériels, que l’Etat dote de prérogatives de puissance publique.
Cette singularité, on la constate aussi dans les entreprises où la direction des affaires juridiques occupe une place un peu à part. On la craint. Surtout quand on a le sentiment diffus d’avoir un peu tordu les règles pour boucler un contrat ou un projet. On la critique. Parce qu’elle indique le chemin qu’il faut suivre, ce qui en général a pour effet de remettre l’ouvrage sur le métier. On l’aime aussi parce que souvent, elle vous susurre la meilleure solution, ce qui vous permet de bâtir sur des bases saines et solides.
Ces métiers, ces fonctions forment un marché. Qui crée de la valeur et des emplois. Un marché qui pèse plus de 31 Mds€, soit 2 points de PIB, à peu près autant que l’agriculture.
Sur ce marché, certains se sentent peut-être bousculés par les nouvelles technologies. Je vous rassure : c’est pareil partout y compris en politique ! Les nouvelles technologies changent beaucoup de choses. Parce que la barrière entre le professionnel et le « profane » s’estompe. Parce que la documentation, en particulier juridique, est disponible, accessible partout. Parce que des logiciels très pointus permettent de faire des recherches rapides et précises.
J’ignore si un jour, les « machines » et l’intelligence artificielle remplaceront les juristes. J’en doute. Parce que le droit, c’est certes de la technique, mais c’est surtout de l’humain. Parce que le professionnel ne fait pas qu’appliquer du droit, il l’interprète, ce qui est un peu différent. Il y a une formule de Montesquieu qui dit je crois que « le juge est la bouche de la loi ». C’est vrai, bien sûr. Mais il n’est pas le seul et le droit est une activité pour le moins « polyphonique ».
Le professionnel interprète le droit. Mais, on le sait, il fait encore plus que l’interpréter : il « joue » avec, c’est-à-dire qu’il s’appuie sur le droit, ses règles, ses contraintes, pour concevoir des « stratégies juridiques ». Et c’est un peu ça qui nous passionne tous. Cette incroyable plasticité de notions qui ne sont rigides qu’en apparence. Cet espace de liberté qui existe dans les interstices. Et je pense que votre valeur ajoutée se trouve justement là. C’est vrai pour l’avocat, le notaire, l’huissier. C’est aussi vrai pour le juge. Et c’est pour faire une place toujours plus grande à cette dimension de vos métiers, que nous avons poursuivi le mouvement de déjudiciarisation pour les affaires dans lesquelles, on ne fait qu’appliquer des règles de manière plus ou moins automatique.
Nous avons besoin de professionnels, de praticiens qui raisonnent en « stratège ». Qui accompagnent, qui conseillent, qui raisonnent aussi l’usager ou le client. Qui dépassionnent les choses. Et qui répondent toujours mieux aux besoins du justiciable. Comment ? En faisant Quatre choses :
D’abord, en intégrant le numérique à leurs métiers. Ça ne veut pas dire que tout doit reposer là-dessus. Mais qu’il convient de piocher dans une gamme très étendue d’outils, tout ce qui peut vous être utile dans votre relation avec vos clients ou avec les usagers. On m’a fait part de beaucoup d’initiatives. Je pense à l’incubateur du barreau de Paris, à la plateforme de médiation des huissiers de justice, au « tribunal digital » sur lequel travaillent les greffiers des tribunaux de commerce. Je pourrais également citer pour ne pas faire de jaloux : les plateformes de déclarations de créance chez les administrateurs et mandataires judiciaires, l’acte authentique électronique notarié, ainsi que les initiatives que l’on voit fleurir dans la legaltech qui permettent, par exemple, de créer sa société en quelques clics et à peine 200€. Bref, on peut être un excellent juriste et un geek.
Deuxième manière de mieux répondre aux besoins : bâtir des ponts. J’ai le sentiment, en vous voyant tous réunis ici, que vous en avez bien saisi la nécessité. Vous n’êtes pas les seuls.
Dès 2015, un jeune ministre du nom d’Emmanuel Macron, a permis aux professionnels du droit et du chiffre de se réunir dans des « structures d’exercice ». Pas seulement pour en partager les coûts de fonctionnement, mais pour proposer à leurs clients des prestations à « 360° ». Ces outils existent et il faut désormais que les plus audacieux d’entre vous, s’en saisissent. Pour gagner en visibilité, au niveau national bien sûr, mais aussi européen.
Rien n’interdit d’allonger un peu le tablier de ces « ponts » ou de ces « passerelles » pour réunir, dans des structures communes, des professionnels du droit et du chiffre, mais aussi, en fonction des spécialités, des médecins, des architectes, des informaticiens. Comme le dit Victor Hugo : la superposition du droit et de la vie est étroite. Or, toute activité a aujourd’hui toujours plus ou moins une nature transversale. D’où la nécessité pour vous, comme pour beaucoup d’autres professions, d’acquérir et de faire appel aux compétences dont vous avez besoin pour exercer vos métiers. Pour le prolonger et le compléter.
Dernière passerelle à consolider : celle qui existe entre l’exercice libéral et l’entreprise, voire entre vos professions elles-mêmes. On le sait : la mobilité professionnelle est aujourd’hui un des éléments d’attractivité des filières. En tous cas pour celles et ceux qui, tout en aimant un secteur, une matière, ne se voient pas forcément exercer le même métier toute leur vie. Et je ne sais pas pour vous, mais j’ai le sentiment qu’ils sont de plus en plus nombreux dans ce cas. Raison de plus donc pour leur offrir un maximum de perspectives d’évolutions.
Tout ce que je viens de dire illustre une chose. Une chose que vous avez d’ailleurs bien comprise puisque que vous avez échangé là-dessus ce matin : la mère de toutes les batailles – professionnelles j’entends – c’est la formation. Une formation qui doit sans doute être plus pratique, un peu plus tournée vers d’autres champs, pas forcément tous juridiques. Là encore, cette évolution ne concerne pas uniquement les métiers du droit, mais tous les métiers. Avec, au fond, toujours le même enjeu qui consiste à conserver un objectif de haut degré d’expertise technique, tout en réservant un peu de temps pour d’autres enseignements comme les ressources humaines, le numérique ou la gestion.
Car et cela ne vous aura pas échappé, le Gouvernement que je dirige fait en sorte, en toutes circonstances, d’encourager et de développer l’entreprenariat. Pas pour des raisons idéologiques. Mais parce que cette manière d’exercer sa profession et de valoriser ses talents, répond à une aspiration assez profonde, partagée.
Pour vous, cela implique de réfléchir aux moyens de développer de nouvelles sources de financement, tout en respectant le cadre déontologique. De réfléchir également aux moyens de se différencier, de bâtir ce qu’on pourrait appeler « une image de marque » pour élargir, diversifier, de fidéliser une clientèle.
Quand je dis « vous », je parle à chacun d’entre vous. Mais ce « vous » englobe bien sûr les instances professionnelles qui ont justement pour mission, de concilier la tradition, le respect des usages et de la déontologie, avec le développement de ces aspirations et de ces besoins. Au fond, c’est le but de toute transformation et dans ce domaine, je commence à cumuler une certaine expérience. En tous cas, je sais qu’il est possible à la fois d’engager de profonds changements, tout en demeurant fidèles à nos valeurs.
Voyez-vous, et pour paraphraser un juriste que j’aime beaucoup, je veux parler de Cicéron, il est du droit, comme des hommes et des vins : l’âge n’aigrit jamais les bons. On m’a raconté que pour concevoir son code civil, la Chine s’inspirerait du nôtre. Information qui m’a aussitôt empli d’une fierté toute napoléonienne.
J’y ai surtout vu la force de l’équilibre, de la sagesse et de la précision qui innerve notre droit depuis…la nuit des temps. Un droit auquel chaque génération a apporté ses ajustements, ses codes. Parce que le droit est un « univers en perpétuelle expansion ».
Alors, en vous voyant tous réunis ici, en regardant le programme de vos rencontres, je me dis que le droit français est entre de bonnes mains. Que ce droit français poursuit son expansion, qu’il continue de rayonner. Qu’il n’est peut-être pas « cet absolu dont souvent nous rêvons » pour reprendre les mots de Jean Carbonnier, mais cette somme d’expériences, d’innovations et d’intelligences, grâce à laquelle et pour laquelle, nous vivons.

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