Discours de M. Édouard PHILIPPE, Premier ministre
Remise de la Médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme
Mercredi 13 novembre 2018
Seul le prononcé fait foi
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les maires,
Madame la présidente de la région Ile-de-France,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les préfets,
Mesdames et Messieurs les Présidents et représentants d’associations de victimes,
Le 13 novembre, un homme lit, chez lui, pendant que sa femme assiste à un concert. Il garde leur fils qui a dix-sept mois. Et brutalement, l’attente change de nature quand Antoine apprend qu’une attaque terroriste est en cours, au Bataclan : « J’attends, moi aussi. Une sentence. Quelques hommes en colère ont fait entendre leur verdict à coups d’armes automatiques. Pour nous, ce sera la perpétuité. Mais je ne le sais pas encore . » Ces mots, Antoine Leiris les écrit dans un livre qu’il a publié ensuite : Vous n’aurez pas ma haine . Ce simple titre nous coupe le souffle. Il est peut-être la plus belle réponse qu’un père puisse donner à son fils pour lui apprendre à surmonter l’irrémédiable, autrement que par la haine. En restant lui-même.
Le 13 novembre 2015, il n’y a pas eu de déclaration de guerre. C’est l’histoire d’une génération passionnée de rock qui se retrouve à un concert des Eagles of Death Metal . C’est l’histoire de familles qui vont encourager leurs équipes de foot favorites au Stade de France. C’est l’histoire d’amis qui décident, peut-être au dernier moment, d’aller boire un verre en terrasse. C’est l’histoire d’une joyeuse et précieuse banalité. La banalité d’une liberté qui semble acquise et dont nous mesurons bien mieux aujourd’hui le prix.
En frappant, au hasard, des citoyens qui vivent normalement, ce sont nos valeurs républicaines que visent et menacent toujours les terroristes. Et c’est pour cette raison qu’une médaille de reconnaissance aux victimes du terrorisme a été créée par un décret du Président de la République, François Hollande, le 12 juillet 2016. Deux jours avant la funeste soirée du 14 juillet qui allonge encore le cortège des victimes du terrorisme. Le 30 octobre dernier, le Président de la République, Emmanuel Macron, a signé le premier décret collectif d’attribution de cette médaille pour rendre hommage à 124 personnes impliquées dans 21 événements terroristes survenus en France et à l’étranger, depuis 2011. C’est donc la première fois, ce soir, qu’un Premier ministre s’apprête à vous la remettre.
Depuis sa création, cette médaille a pu susciter l’incompréhension, voire la réticence de certains. Car, à la différence des autres distinctions, elle ne vient pas récompenser un acte ou un engagement volontairement héroïque ou méritant. Les victimes des attaques terroristes le répètent souvent : « Je ne suis pas un héros. J’étais au mauvais endroit, au mauvais moment . » Cet état, ce statut de victime ne « sert » pas la France au même titre que les récipiendaires de la légion d’honneur, de l’Ordre national du mérite.
Et pourtant, nous sommes collectivement leurs obligés. Car ces victimes ne sont pas « les victimes du hasard », comme on le dit par facilité. Vous avez été les victimes d’une violence, aveugle et arbitraire, mais dont l’objet était de détruire notre cohésion nationale, notre façon de vivre, notre façon de rire, notre façon de danser ou d’écouter de la musique, ce que nous sommes. C’est ça qui était visé et ça n’est donc pas par hasard que ceux qui ont été victimes, ont été victimes.
Ceux qui nous ont attaqués, ont essayé d’abîmer la confiance que nos concitoyens placent en l’Etat. Le crédit que nous accordons à nos institutions et à nos valeurs. Il y a probablement chez ceux qui nous ont attaqué la volonté de nous faire croire que plus personne ne pourrait être protégé, que plus personne ne pourrait se réunir ou être uni
C’est pourquoi la très grande mobilisation nationale, qui a suivi le 7 janvier, le 13 novembre 2015, ou encore le 14 juillet 2016, manifeste le besoin de réparation et de reconstruction qu’éprouvent nos concitoyens. Cet élan de solidarité consiste d’abord à épauler les victimes ou leurs proches, à les ramener du côté de la vie.
Dans Le Lambeau , qu’il a écrit pour raconter les attaques du 7 janvier contre Charlie Hebdo , Patrick Lançon offre un aperçu bouleversant du sentiment de dérive qu’éprouvent les victimes, qu’il appelle « les revenants » : « ceux qui […] sont allés suffisamment loin ailleurs pour n’être plus tout à fait de retour ici ». La dernière soirée avant l’attentat lui semble appartenir à une autre rive dont il s’est à jamais éloigné. Et après l’attentat, où il perd des collègues, qui étaient pour certains des amis, il éprouve « la solitude d’être vivant » : « Si les tueurs étaient des possédés », écrit-il, « mes compagnons morts étaient les dépossédés. Dépossédés de leur art et de leur violente insouciance, dépossédés de leur vie . »
Et pour autant, dès l’arrivée des secours, Philippe Lançon se sent intégré à une « chaîne humaine » dont chaque maillon l’arrime à la société. Ses proches, par leur amour et leur patience infinie. Sa chirurgienne qui travaille à la reconstruction de son visage, ce « lambeau » devenu un chef d’œuvre de science et de temps. La littérature, l’art, la psychanalyse concordent également à favoriser une forme de résilience pour les victimes. A ouvrir d’autres sens.
Cette « chaîne humaine », Antoine Leiris en offre un autre exemple, après le 13 novembre : les mamans de la crèche de son fils se mobilisent et se relayent pour qu’il reparte, chaque soir, avec « des petits pots qui ont le goût de l’amour d’une maman ». Son fils refusera toujours de les manger. Mais ces marques de solidarité, immédiates et spontanées, sont les premiers maillons de la « chaîne humaine » qui contribue à le maintenir debout.
A l’autre extrémité de cette chaîne, il y a l’Etat. Qui peut et qui doit réparer, non plus dans l’immédiateté du traumatisme, pour panser les plaies, mais pour reconstruire durablement le lien social. En remettant ces médailles de reconnaissance aux victimes du terrorisme, je mesure la disproportion entre l’abîme qui s’est ouvert, pour chacun d’entre vous, le jour des attentats, et cette médaille : une fleur à cinq pétales qui pourrait sembler dérisoire. Ce soir, j’ai bien conscience que je ne vous donne pas un viatique – ces provisions qu’on donnait au voyageur, parfois pour son dernier voyage : je ne vous donne pas un viatique, je vous donne un symbole.
Un symbole de mémoire, d’abord. Sur les monuments aux morts qui ont été érigés après la Première Guerre mondiale, on peut lire les noms de tous ceux qui sont morts pour la France. A partir d’aujourd’hui, chacune de ces médailles grave, dans notre mémoire collective, les noms de ceux qui sont morts parce qu’ils incarnaient nos valeurs, notre art de vivre, notre liberté française. Morts ainsi, d’une certaine manière, pour la France.
Ces médailles, en nommant les victimes, symbolisent aussi le prix que notre République attache à chaque vie humaine. Les terroristes, en frappant à l’aveugle, affichent leur mépris de la vie et de la singularité humaine. C’est pourquoi, comme l’explique le philosophe Marc Crépon, dans un texte de réflexion qu’il a rédigé pour le Comité mémoriel : « en honorant les victimes, la Nation redit – et c’est une contre-parole, d’une portée éthique et politique considérable – elle affiche et brandit, comme un flambeau, le principe auquel elle tient qui est la protection inconditionnelle de la vie humaine ». Nous affirmons la valeur inestimable de celles et ceux dont vous pleurez encore la mort ou de celles et de ceux qui ont affronté des évènements.
Ces médailles symbolisent par ailleurs nos valeurs républicaines, qu’aucun attentat ne pourra entacher. Ces valeurs, c’est d’abord la compassion, mais une compassion combative. Ce qui caractérise notre démocratie, c’est notre droit de rire, c’est le droit que nous avons de nous moquer. Mais c’est aussi le droit de pleurer, même trois ans après : ce qu’on a appelé, en d’autres lieux et pour d’autres morts, le « partage des larmes ». Car ce « partage des larmes » est aussi ce qui nous réunit, ce qui nous apaise, ce qui parfois nous répare. Il ne s’agit pas que l’émotion devienne un gouvernail qui détermine nos décisions politiques. Mais on ne peut pas avancer sans regarder en face nos meurtrissures, nos défaillances.
Les valeurs républicaines, que nous devons mobiliser sur ce chemin de reconstruction, c’est évidemment aussi la fraternité. J’évoquais tout à l’heure les gestes de solidarité spontanée qui ont manifesté un élan de communion dans l’épreuve. Les associations de victimes et d’aide aux victimes donnent aussi à cet idéal de fraternité un sens très concret par leur engagement indéfectible à vos côtés. C’est encore le cas des journalistes, des universitaires qui mettent tout leur cœur et toute leur énergie à accomplir ce devoir de mémoire.
De nombreuses œuvres d’art expriment cette même aspiration, comme l’œuvre collective du plasticien Olivier Terral, « Empreintes de vie », exposée le 5 novembre lors des assises européennes de l’aide aux victimes : cette œuvre participative réunit les empreintes digitales recueillies auprès des victimes ou des citoyens, pour montrer que nous formons tous une même communauté, un même corps, tout en gardant une singularité irréductible.
Protéger ces valeurs républicaines – la fraternité, la liberté – reste enfin une réalité quotidienne et impérieuse pour les pouvoirs publics. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu réunir ce soir, autour de vous, des représentants des forces de sécurité, de la justice, du monde médical, de l’armée, des relations internationales, mais aussi des élus pour vous dire combien cette exigence de fraternité et de cohésion nationale anime notre action en faveur des victimes du terrorisme.
Soyez convaincus que nous travaillons chaque jour à vous rendre justice, en menant une lutte acharnée contre le terrorisme. Soyez assurés que cette détermination ne faillira pas. Je sais pouvoir compter sur l’institution judiciaire pour que le procès apporte un maximum de réponses à vos interrogations. Je sais que vous l’attendez, avec impatience et appréhension. Et j’ai aussi conscience qu’aucune justice vraiment réparatrice ne peut être rendue face au terrorisme. Aucun armistice n’est envisageable. Mais la justice, la mémoire, la solidarité sont les valeurs cardinales de notre République. Ce sont elles qui poseront les jalons décisifs sur le chemin de l’apaisement et de la reconstruction.
Ces médailles, mesdames et messieurs, symbolisent donc notre reconnaissance et notre détermination. La reconnaissance du courage qu’il vous faut, jour après jour, pour vivre avec le souvenir du traumatisme. Pour supporter des soins médicaux et psychologiques parfois insoutenables. Pour affronter l’indifférence, l’indélicatesse et peut-être aussi l’oubli de la part de certains. Ces médailles symbolisent notre détermination à vous accompagner, à vous chérir, tout au long de votre existence.
61 victimes du 13 novembre se sont vu attribuer la médaille par ce premier décret collectif, dont 9 à titre posthume. Parce qu’elles ont ressenti le besoin de la demander, pour elles-mêmes ou pour leurs proches disparus. D’autres victimes l’ont sollicitée depuis, d’autres la solliciteront demain, d’autres ne la solliciteront jamais. Cette médaille est une main ou plutôt un symbole tendu par l’Etat ; chacun est libre de le saisir, au gré de son cheminement personnel. A ceux qui sont présents ici ce soir, c’est avec beaucoup d’émotion et de solennité que je m’apprête à remettre cette médaille nationale de reconnaissance aux victimes du terrorisme.
And among them, I would like to say a few words for the foreign victims. I warmly thank all of you for being here tonight. Because I am aware of how difficult and painful it must be to live your grief and mourning far from the other victims. May this medal and ceremony be the expression of the entire support and recognition of the French Republic.