Ecole militaire, Paris 7e, vendredi 19 octobre 2018
Seul le prononcé fait foi
Le dernier livre du penseur Yuval Noah Harari, 21 leçons pour le XXIe siècle, s’ouvre sur une phrase assez frappante : « Dans un monde inondé d’informations sans pertinence, le pouvoir appartient à la clarté » . Il me semble que si vous êtes assis ce matin, en face de moi, en tant qu’auditeurs de l’IHEDN et de l’INHESJ, c’est parce que, vous aussi, malgré la diversité de vos parcours, vous vous sentez concernés par cette exigence : penser clair, donner le pouvoir à la clarté dans un monde instable, soumis à des dérèglements multiples. Comprendre les grands enjeux stratégiques de notre monde contemporain pour les infléchir, avec un temps d’avance, au lieu d’en subir les effets.
Mais donner le pouvoir à la clarté, ce n’est pas céder au simplisme, ni au manichéisme – certains s’en chargent déjà. Donner le pouvoir à la clarté, dans les affaires de la cité, c’est poser un regard lucide sur le monde dans lequel on vit, sur ceux qui nous ressemblent et ceux dont l’altérité nous heurte, nous menace. C’est avoir le courage de voir que le monde est complexe. Et c’est précisément ce qu’essaie de faire la France, forte d’une culture humaniste qui a innervé sa justice et sa défense, sa diplomatie et sa stratégie militaire. Aujourd’hui, il nous revient de nous appuyer sur cette culture singulière, de l’actualiser, pour réinventer ces monopoles régaliens, pour affermir la cohésion et le rayonnement de notre République. Pour que donner le pouvoir à la clarté, ce soit donner le pouvoir au droit et à la justice.
Si vous me le permettez, comme je viens d’assumer les fonctions de ministre de l’Intérieur par intérim, je commencerai par évoquer ce qui caractérise notre singularité française en matière de droits. Et plus précisément dans l’équilibre que nous essayons de maintenir entre la liberté de nos concitoyens et notre sécurité à tous. Parce que cet équilibre, entre la liberté et la sécurité, c’est la tension par excellence que nous devons résoudre face au terrorisme et aux phénomènes de radicalisation : comment ne pas abîmer notre spécificité française dans la lutte contre cette menace endogène et mondialisée ?
Dans les périodes de crise, certains voudraient sacrifier les libertés individuelles à l’efficacité répressive et préventive – mais cela revient à céder à la démagogie ou à la panique, ce que souhaitent justement ceux qui nous menacent. Or il me semble que pour maintenir cet équilibre, entre les libertés et la sécurité, nous bénéficions, en France, d’un socle solide : la Constitution de 1958, dont nous fêtons le 60ème anniversaire. Comme le disait le Président de la République, le 4 octobre dernier devant le Conseil Constitutionnel, cette constitution « a transformé l’Histoire en droit ». Car ce qui a inspiré son esprit et sa lettre, ce n’est pas seulement la philosophie lumineuse des Lumières, c’est la hantise blafarde de 1940, le souvenir des crises parlementaires qui ébranlaient la IIIe République. En un mot, cette constitution est inspirée par un impératif : éviter que la France ne devienne ingouvernable, ou paralysée. Et, de fait, depuis 60 ans, elle nous a permis d’assurer la plus grande efficacité dans le strict respect du droit. Je n’évoquerai pas ce matin notre projet de réforme constitutionnelle mais je voulais rappeler qu’au fondement de notre singularité française, dans tous les domaines régaliens, il y a cette Constitution de 1958.
Entre autres singularités, cette Constitution a créé une institution qui reste notre vigie en matière de droits et de libertés, le Conseil Constitutionnel. Vous savez d’ailleurs qu’il a trouvé un nouveau souffle depuis l’institution de la Question Prioritaire de Constitutionnalité en 2008. Ces dernières années, le Conseil Constitutionnel nous a souvent mis en garde, en matière de libertés, notamment sur les mesures qui découlaient de l’état d’urgence.
C’est pourquoi, dès juin 2017, nous avons décidé de sortir de l’état d’urgence, sous l’autorité du Président de la République. Cette décision s’imposait pour renforcer notre Etat de droit, sans pour autant baisser la garde. Grâce à la loi SILT du 30 octobre 2017, nous avons inscrit dans notre droit permanent des outils pragmatiques pour lutter, efficacement et durablement, contre le terrorisme. Cette exigence de clarté, juridique et opérationnelle, nous la devions à nos concitoyens.
Indépendamment de la menace terroriste, la recherche d’un équilibre est au cœur du droit et de la doctrine qui encadrent l’intervention de nos forces de l’ordre. Car la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dont le Conseil constitutionnel a confirmé la place dans le « bloc de constitutionnalité », notamment par la décision 73-51 DC du 27 décembre 1973, fait de la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme le but de toute association politique (article 2). C’est donc bien par la garantie des droits de l’homme et du citoyen qu’elle justifie l’institution d’une force publique (article 12).
C’est pourquoi, quand elles interviennent pour rétablir l’ordre public, nos forces de l’ordre sont mues par une exigence de proportionnalité et d’économie des moyens. Elles agissent avec le souci constant de ne pas créer un désordre plus grave que celui auquel elles cherchent à remédier. Ce qu’on a coutume d’appeler la doctrine du maintien de l’ordre « à la française » privilégie la mise à distance des manifestants, à la fois parce que le contact est le facteur le plus important de blessures graves, mais aussi parce que l’affrontement direct comporte toujours un risque d’indistinct et d’arbitraire. En un mot, pour les agents qui détiennent l’autorité et la force publiques, le respect des lois et des institutions doit constituer leur raison d’être, et le respect inconditionnel des personnes doit constituer leur façon d’être.
Il y a cinquante ans, le 29 mai 1968, le préfet de police Maurice Grimaud adressait d’ailleurs aux policiers de la Préfecture de Police une lettre qui reste d’une actualité remarquable. Cette lettre aborde la question « des excès dans l’emploi de la force », parce que Maurice Grimaud pense que tout excès dans l’usage de la force, même s’il semble efficace sur le coup, menace ce que les forces de police ont de plus précieux : leur réputation.
Ces excès, Maurice Grimaud rappelle qu’ils sont évidemment quantité négligeable par rapport aux violences dont les forces de police sont elles-mêmes les cibles. En mai 68, il pouvait s’agir d’un « pavé lancé de plein fouet sur une troupe immobile, jusqu’au jet de produits chimiques destinés à aveugler ou à brûler gravement. » L’année dernière, notamment avant le 1er mai, certains se répandaient sur les réseaux sociaux pour inviter à « transformer les policiers en torche vivante » et autres appels à la violence dont je me refuse à répéter les termes.
Et pourtant, mesdames et messieurs, tous les serviteurs de l’Etat se doivent de viser l’exemplarité autant que l’efficacité. Les hommes d’ordre, s’ils cèdent à une violence illégitime, alors qu’ils sont les détenteurs de la violence légitime, ne pourront plus maîtriser l’escalade et la surenchère de violences. Comme le dit Maurice Grimaud, « frapper un manifestant tombé à terre, c'est se frapper soi-même en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. »
Les serviteurs de l’Etat ne peuvent donc négocier avec l’exemplarité. Et pour avoir vu des policiers au soir du 1er mai, ou des gendarmes à Notre-Dame-des-Landes, je tiens à témoigner que leur calme et leur maîtrise m’ont profondément impressionné. Ils me donnaient envie de leur citer cette autre phrase de la lettre de Maurice Grimaud : « Dites-vous aussi que lorsque vous donnez la preuve de votre sang-froid et de votre courage, ceux qui sont en face de vous sont obligés de vous admirer même s'ils ne le disent pas. » Je ne sais pas s’il y avait de l’admiration dans le regard des zadistes ou des black-blocs. Et peu importe. Il y avait dans mon regard l’admiration de l’homme, et plus encore la confiance du responsable public.
Mais, pour que la confiance soit réciproque, nous ne devons pas transiger avec la sécurité de nos forces de l’ordre. Car aujourd’hui, nous devons protéger ceux qui nous protègent. Il y a quinze jours, j’ai rendu un hommage funèbre à Pascal Filoé, qui était directeur général adjoint des services de la ville de Rodez. Il a été assassiné parce qu’il a voulu faire respecter la loi. Ceux qui détiennent aujourd’hui l’autorité publique, qu’ils soient fonctionnaires ou élus, sont de plus en plus exposés à ce type de menaces. Il nous revient, à tous, d’imposer un sursaut à la société pour éviter que ces actes de violence verbale et physique ne se banalisent.
En novembre 2017, la Garde des sceaux a envoyé aux procureurs une circulaire qui les appelle à une réponse pénale très ferme. Le Gouvernement met aussi en œuvre un plan de 10.000 recrutements de policiers et de gendarmes d’ici 2022. Nous avons enfin demandé aux préfets de définir des protocoles opérationnels pour prévenir ces agressions. Car ceux qui représentent le droit ont droit à la justice.
La justice, nous l’avons placée au cœur de nos ambitions pour le quinquennat. Même si le contexte est plutôt à la maîtrise de la dépense publique, nous avons tenu à ce que son budget progresse d’un milliard d’euros pendant les cinq prochaines années. Car si la justice n’est pas accessible, efficace, rapide, l’Etat de droit vacille. Tout comme il vacille quand l’incarcération devient un espace-temps parallèle, où le détenu n’est pas seulement privé de sa liberté, mais aussi de droits fondamentaux comme le droit de vote, le droit aux soins, notamment psychiatriques, le droit à la dignité. Et j’ajouterai le droit de construire l’après détention.
Le 6 mars dernier, le Président de la République a présenté un plan pénitentiaire visant à repenser le sens des peines car, là aussi, une exigence de clarté s’imposait. Les peines de moins de 6 mois n’auront plus vocation à être exécutées en détention, pour ne pas désocialiser inutilement ceux qui y sont condamnés. Par contre, au-delà d’un an, elles seront effectives, sans perdre de vue que l’ensemble du parcours pénitentiaire doit être tourné vers une réinsertion individualisée, notamment par des formations professionnelles. Nous portons également un grand programme immobilier pénitentiaire : 7000 places supplémentaires seront livrées d’ici 2022, et 8000 autres d’ici 2027. Car le régime de surpopulation carcérale contrevient directement à notre conception de l’Etat de droit. Enfin, nous avons commencé à repenser les métiers pénitentiaires, pour renforcer leur sécurité et leur attractivité.
Les détenteurs de la violence légitime, ce sont aussi nos forces armées : pour s’engager dans le brouillard de la guerre, elles cultivent, plus encore que d’autres, la clarté de la mesure et d’une vision sur le long terme. Vous vous souvenez peut-être de l’adage de Cicéron : « Silent enim leges inter arma » : « entre les armes, les lois se taisent ». Mais la spécificité de notre culture stratégique militaire française, et sans doute de la culture stratégique européenne, consiste précisément à refuser que le temps des armes éclipse le pouvoir des lois. Ce n’est pas seulement une question d’humanisme, c’est une question de lucidité : l’adversaire d’aujourd’hui est bien souvent le partenaire ou l’allié de demain. Nous le savons pertinemment, nous qui avons connu la guerre avec la plupart des pays de notre continent.
Au fondement de notre culture stratégique militaire, il y a donc la reconnaissance d’une altérité, celle de l’adversaire. Notre posture militaire consiste à ne jamais refuser l’épreuve de force tout en préservant la possibilité d’une négociation ultérieure. La confrontation prend ainsi des formes très diverses, depuis le dialogue jusqu’à l’action de guerre ; elle refuse toute faiblesse mais aussi toute diabolisation ou essentialisation de l’adversaire.
Voilà ce qui inspire les principes de la juste force, de la nécessité et de la proportionnalité qui imprègnent le droit de la guerre. Ils vont de pair avec la définition d’objectifs stratégiques clairs et accessibles parce que limités. Des objectifs lucides. Cette école de la ligne claire en matière stratégique, c’est l’école qui inspire le Président de la République lorsqu’il prend ses décisions.
Un exemple parmi d’autres, celui du Mali : en 2013, la France n’a pas hésité à intervenir pour éviter que des forces djihadistes n’aillent semer le chaos dans Bamako. Nos forces militaires ont combattu ces groupes armés et ont mis un terme à leur progression. L’Accord de paix et de Réconciliation, malgré toutes les difficultés que présente sa mise en œuvre, traduit bien l’ambition de restaurer le droit et le vivre-ensemble. Aujourd’hui, nos soldats s’associent à l’effort de nos partenaires maliens pour que toutes les sensibilités locales soient intégrées dans l’armée régulière malienne. Concrètement, cela se traduit par la formation d’unités mixtes qui intègrent des soldats de Bamako et des miliciens du Nord.
Respecter la complexité et l’altérité, c’est l’esprit et la méthode de notre culture stratégique militaire. Mais son horizon, c’est évidemment de construire la paix en promouvant une approche globale, et non strictement militaire, des crises. La stratégie, écrivait le général André Beaufre, dans son Introduction à la stratégie, c’est « l’art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique ». « Faire concourir » et non « utiliser » la force : toute l’école française réside dans cette nuance. La force est un « concours », au service d’un projet politique qui toujours doit primer et qui ne peut être atteint qu’en conjuguant les instruments à disposition de ceux qui ont la charge des affaires de la Nation.
C’est par exemple le cas dans la bande saharo-sahélienne où nous mobilisons tous les leviers possibles pour résoudre la crise, conformément au triptyque des trois D, « défense-diplomatie-développement », voulu par le Président de la République. La santé, l’éducation, la gouvernance, la formation professionnelle sont quelques-uns de ces leviers qui contribuent au basculement de la guerre à la paix.
Pour résoudre les crises qui mettent à mal l’ordre international, face au brouillard des égoïsmes et des replis protectionnistes, nous devons rechercher la clarté d’une réponse collective, européenne et multilatérale. Depuis quelques mois, face aux déséquilibres de la mondialisation, on assiste à des accès de populisme qui révèlent, au fond, la tentation de céder au simplisme et au manichéisme. Sur tous les continents, des « hommes forts », ou qui s’autoproclament comme tels, prétendent avoir des solutions miraculeuses mais dont on sent pourtant les relents nauséabonds.
Cette tentation césarienne, la France l’a connue. Mais notre constitution de 1958 a su trouver un équilibre, entre la stabilité, l’efficacité et la responsabilité. Le Président de la République fixe notamment les grandes orientations de notre diplomatie. Celle-ci se caractérise par son indépendance, son souci du droit en toute circonstance, sa préférence pour l'action collective, son respect de la diversité culturelle, sa recherche d’un équilibre durable. C’était déjà le cas, pendant la Guerre froide, quand le général de Gaulle refusait la logique des blocs. C’est encore le cas aujourd’hui, et le Président de la République a rappelé son attachement à un multilatéralisme fort, dans son discours devant l’Assemblée Générale des Nations Unies du 25 septembre dernier.
Être attaché au multilatéralisme, c’est refuser la loi du plus fort, les effets de manche tout autant que la naïveté en préférant un dialogue critique, avec l’Iran ou avec la Russie. C’est refuser les solutions bilatérales, d’autant qu’elles ressemblent parfois à des solutions unilatérales que certains grand alliés voudraient imposer, solutions instables par nature car elles reflètent un rapport de force à un instant donné. C’est refuser la politique du fait accompli, qui ne peut générer que de la rancœur et de l’amertume, ces terreaux du terrorisme et de la haine.
Quand le Président de la République décide d’une augmentation sans précédent de notre aide au développement pour atteindre l’objectif de 0,55% du RNB, il fixe un cap clair pour 2022. Dès 2019, nous avons augmenté notre aide d’un milliard d'euros, et nos crédits humanitaires augmenteront de 40 %.
Enfin, être attaché au multilatéralisme, c’est respecter les souverainetés tout en comprenant que les frontières changent profondément de nature face aux révolutions de l’intelligence artificielle, de l’infotech, du big data. Certains perçoivent la 4ème révolution industrielle comme une menace, mais c’est une vision désespérément étriquée de l’avenir. Toutes ces innovations sont une chance pour notre pays, notamment pour l’emploi, si nous les accompagnons avec lucidité et responsabilité.
Mesdames et Messieurs, s’il existe un continuum des menaces, qui lie la sécurité et la justice, la défense et la diplomatie, il faut inventer une très grande variété de réponses, sans trahir cette exigence de clarté. C’est toute la raison d’être de l’IHEDN et de l’INHESJ. Forts de la diversité de vos parcours, ils sont un creuset où se rencontrent les expertises professionnelles, les recherches universitaires, les expérimentations territoriales et opérationnelles.
L’ambition de ces formations de très haut niveau, c’est que vous sortiez tous un peu de votre couloir de nage, même si vous y excellez. L’Etat investit sur vous pour vous donner un sens commun qui est de nous aider à consolider et à réinventer nos monopoles régaliens. Pour que la singularité de notre culture stratégique et humaniste française ne soit pas seulement l’objet d’un cours magistral, trop brièvement ou trop longuement esquissé par le Premier ministre. Il vous revient d’inventer, au-delà des forces centrifuges et des fractures, un art français de la cohésion et du mouvement, un sens de l’équilibre et de la grandeur dont je ne sais pas s’il n’appartient qu’à nous, mais dont je suis sûr qu’il correspond parfaitement à ce que nous voulons être.
Je compte sur vous et je vous remercie.