Discours de M. Édouard PHILIPPE, Premier ministre
Hommage à M. Serge DASSAULT
Seul le prononcé fait foi
« Le plus difficile, ce n’est pas de sortir de Polytechnique, c’est de sortir de l’ordinaire », disait le Général de GAULLE. Serge DASSAULT était un gaulliste convaincu, il avait réussi Polytechnique et il sortait de l’ordinaire.
Lundi 28 mai, il nous a quittés à 93 ans, aux commandes, dans son bureau du Rond-Point des Champs-Elysées qui donne sur cette avenue où il avait défilé le 14 juillet 1948, en grand uniforme et bicorne de circonstance. Ces même Champs-Elysées que de GAULLE avait descendus quatre ans plus tôt le 26 août 1944, escorté par une foule en liesse, pour refermer la page d’une Occupation dont la famille BLOCH – qui deviendra la famille DASSAULT – avait connu la longue nuit. Car l’histoire de Serge DASSAULT, c’est d’abord celle d’une famille française, aux origines alsacienne et européenne. L’histoire d’un pseudonyme de Résistance, « Chardasso », devenu patronyme de renaissance et de conquête, DASSAULT.
Cet élan de conquête, Serge DASSAULT en a toujours été animé. Il lui a permis d’écrire le nouveau et brillant chapitre d’un roman familial, qui est devenu une épopée industrielle et nationale. En lui rendant aujourd’hui les honneurs militaires auxquels son grade de Grand Officier de la Légion d’honneur lui donne droit, la France rend aussi hommage aux différents visages du génie français qu’il incarnait. Visionnaire et patriote, Serge DASSAULT n’a pas seulement consolidé un monument spectaculaire de notre patrimoine industriel : il a aussi, comme tant de chefs d’entreprise, contribué à la grandeur de notre pays.
Car les hommes et les femmes qui font la France ne sont pas seulement les écrivains et les savants que statufiait à juste titre le XIXe siècle, ou les héros qui peuplent le Panthéon : ce sont aussi ces grands industriels dont les empires sont les vivants piliers de notre économie. Leur passion, les responsabilités qu’ils assument, leur intelligence stratégique, rendent possibles les plus hautes aventures collectives.
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Serge DASSAULT était d’abord un fils. Le fils d’un grand monsieur, Marcel DASSAULT, qui sera désigné comme « l’entrepreneur du XXe siècle » par un grand magazine. Il est des héritages dont on ne se remet jamais, tant ils peuvent vous écraser ou vous paralyser. Il en est d’autres qui élèvent et qui inspirent. Et que l’on fait fructifier.
Au sein du groupe fondé par son père, Serge DASSAULT gravit tous les échelons avec ténacité et au mérite. Il entre à la « Générale aéronautique Marcel DASSAULT » en 1951, comme ingénieur au bureau des avions de série. Quatre ans plus tard, il est nommé directeur des essais en vol puis directeur à l’exportation. Il gagne de grandes batailles commerciales pour les avions de combat, comme le Mirage, ou les avions d’affaires, comme le Mystère 20.
En 1986, après la disparition de son père, il est nommé président-directeur général de DASSAULT Industries. Il impose sa vision.
Celle d’un groupe indépendant face à l’Etat qui est à la fois client, investisseur et actionnaire.
Celle aussi d’un groupe en avance sur les besoins de ses marchés. Alors que, dans les années 1990, les commandes militaires diminuent et que la conjoncture s’assombrit, Serge DASSAULT, en capitaine d’industrie visionnaire, diversifie la production vers les avions civils, notamment le Falcon qui devient la référence ultime de l’aviation d’affaires. Preuve est faite que l’Etat ne doit pas forcément être actionnaire des entreprises stratégiques pour assurer leur essor.
Chef d’entreprise éclairé, Serge DASSAULT l’est également dans sa volonté de toujours associer les collaborateurs du groupe aux résultats des entreprises qui le composent. Il sait que son aventure est collective. Il sait aussi ce qu’il doit à ceux qui partagent sa passion.
On raconte souvent l’histoire de ces ingénieurs qui inventent, au fond d’un garage de la banlieue de San Francisco, le mythique Apple I. Mais la France aussi connaît ce type de réussites, quand on les laisse éclore. DASSAULT Systèmes est né, dans un hangar aéronautique, du talent des ingénieurs de DASSAULT Aviation qui avaient besoin d’un logiciel de conception : ils développent alors le logiciel CATIA dont le succès mondial est prodigieux. DASSAULT Systèmes devient l’un des plus grands du secteur, capable de simuler des villes entières en temps réel ou le fonctionnement d’organes humains complexes. Loin de son hangar originel, DASSAULT Systèmes est désormais un acteur majeur de la transformation numérique, en particulier de l’industrie, partout dans le monde.
Serge DASSAULT était visionnaire ; il était aussi et avant tout patriote. Il n’incarnait pas seulement un capitalisme familial solide et conquérant, il avait à cœur de participer à la construction de notre autonomie stratégique en contribuant au développement des grandes fonctions de notre défense. Pour lui, l’innovation n’avait de sens qu’au service de l’indépendance et de la puissance industrielle de la France.
Notre dissuasion nucléaire est ainsi née avec le Mirage IV, mis en service en 1964, dont Serge DASSAULT avait supervisé la mise au point quand il était directeur des essais en vol. Sur tous les théâtres d’opération où nos aviateurs sont engagés, dans tous les contrats d’exportation remportés face à la concurrence mondiale, le Mirage 2000 ou le Rafale illustrent avec éclat l’excellence des savoir-faire opérationnels et industriels français.
C’est avec la même exigence et le même souci d’excellence que Serge DASSAULT a toujours abordé les programmes de coopération multinationale. Comme l’a dit Malraux au sujet du général de GAULLE, « son patriotisme ignorait le chauvinisme, dans un pays qui les avait beaucoup confondus ».
Il a ainsi participé à la construction d’une Europe de la Défense à chaque fois qu’avec lucidité il concluait que la France ne pourrait se développer sans le soutien européen. Aux côtés de l’Allemagne, de l’Italie et de l’Espagne, il s’est ainsi résolument engagé dans le programme de drone européen MALE, ou encore dans celui du système de combat aérien du futur, pour l’instant conçu dans un cadre franco-allemand.
Son patriotisme, son souci brûlant du destin de notre pays, s’exprimèrent enfin dans son engagement politique.
Dès 1977, il se lance dans l’aventure électorale sans choisir la facilité puisqu’il se lance à l’assaut d’une mairie, Corbeil-Essonnes, souvent présentée comme un bastion. Un bastion communiste. Il échoue et il échouera plusieurs fois.
Après 10 ans d’essais infructueux, il est élu Conseiller général du canton de Corbeil-Essonnes-Est puis s’impose enfin en 1995. A la tête d’une commune confrontée à une explosion démographique, Serge DASSAULT mène une ambitieuse politique de rénovation urbaine et attire de nombreuses entreprises. Jusqu’à son dernier souffle, son souci de désenclaver les quartiers populaires et d’améliorer le cadre de vie de ses concitoyens ne s’est jamais démenti. Les amitiés qu’il noue à cette époque, très au-delà de sa famille politique, disent la richesse de cet homme.
De 2004 à 2017, devenu sénateur de l’Essonne, il défend ses idées libérales au Palais du Luxembourg, avec passion et assiduité. Il était en effet convaincu qu’il fallait libéraliser le marché du travail, par un libéralisme responsable favorisant l’intéressement des salariés pour rénover les relations sociales au sein des entreprises. Il avait fait du groupe DASSAULT le laboratoire de cette ambition.
Ses convictions, il les exprimait sans détours, sans crainte parfois de provoquer. Mais la liberté de blâmer, sans laquelle chacun sait qu’il n’est point d’éloge flatteur, la liberté de choquer aussi, sont des libertés bien françaises. On ne saurait en tenir rigueur à celui qui a puissamment contribué au libre jeu de notre pluralisme politique en présidant aux destinées de l’un de nos premiers quotidiens nationaux.
Car en 2004, dans la lignée des capitaines d’industries qui élargissent leur empire aux grands médias, reprenant le flambeau de son père qui avait lancé Jours de France, Serge DASSAULT était devenu le propriétaire du Figaro. Dans les nouveaux défis du numérique, l’ingénieur qu’il n’a jamais cessé d’être, a trouvé un autre horizon pour imaginer, investir, innover. Sous son impulsion, respectueuse de l’indépendance éditoriale, le plus ancien de nos groupes de presse s’est transformé en premier groupe de média digital français.
Serge DASSAULT, Mesdames et Messieurs, restera une grande figure, éminemment moderne, de notre excellence industrielle et de notre souveraineté nationale. Les grands programmes de l’aéronautique de Défense qu’il a portés ont façonné l’histoire des ailes françaises et permis à la France de tenir son rang sur la scène du monde. En servant son entreprise, Serge DASSAULT, n’a jamais cessé de servir son pays. Il était légitime que le pays lui témoigne sa gratitude aujourd’hui.
Je tiens à exprimer mes condoléances les plus sincères à la famille de Serge DASSAULT, à son épouse Madame Nicole DASSAULT et à ses enfants, Olivier, Laurent, Thierry et Marie-Hélène, ainsi que mon soutien à son successeur Charles EDELSTENNE. J’ai toute confiance en sa famille pour assurer la pérennité et l’essor du groupe et de ses 23 000 salariés.
Dans votre famille, dans votre groupe, l’esprit entrepreneurial ne s’amenuise pas, il se réinvente et se transmet.
Serge DASSAULT, vous le savez, a choisi de travailler jusqu’au bout, avec la ténacité et l’enthousiasme qui n’étaient qu’à lui. Il ne voulait pas prendre sa retraite ; il ne voulait jamais battre en retraite. Bien au-delà du cercle de sa famille et de ses collaborateurs, il a su insuffler la fierté d’agir pour son pays, qu’il partageait avec ceux qui placent par-dessus tout la grandeur de la France. Et qui considèrent qu’il n’est pas d’honneur plus haut que le service de la patrie.