Michel BARNIER
Bonjour à chacune et chacun d’entre vous.
Pour beaucoup de raisons, je suis très touché et ému par l'accueil et l'invitation de Jean-François COPÉ, que vous m'avez fait tout à l'heure. Tout le long de cette remontée, tous ces citoyens vêtus des habits de l’époque, pour toutes les dimensions de cette tragédie.
Mes premiers mots seront pour vous remercier. Je veux remercier le maire de Meaux pour son invitation. Nous nous connaissons depuis longtemps et que c'est la tension, la ténacité, Jean-François, que la municipalité de Meaux, sous votre impulsion, a apportées pour la création de ce lieu. Et saluer naturellement à vos côtés, Monsieur le maire, les ministres qui sont ici et naturellement, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, le président de ce département, Jean-François PARIGI, comme le maire de Meaux l'a dit, à tous les présidents de départements d’Ile-de-France qui sont ici, les généraux, les autorités civiles, militaires et religieuses qui montrent l'importance de ce moment.
Merci aux enfants de Meaux, merci à tous vos professeurs, auxquels le Gouvernement, auxquels je fais confiance, pour ces textes poignants et émouvants pour cette chanson, elle aussi, émouvante. Elle nous rappelle à la fois le courage de nos soldats et l'horreur de ce qu'ils ont vécu ici, autour de Meaux, dans ce pays de Meaux, il y a 110 ans. À ces soldats, Mesdames et Messieurs, que nous sommes venus rendre hommage aujourd'hui, avec le ministre délégué aux Armées, aux Anciens combattants, Jean-Louis THIÉRIOT et François (inaudible) aussi qui est ici, ce soldat (inaudible) Charles PÉGUY tombé à Villeroy tout près d'ici, le 5 septembre 1914, l'aviateur Georges GUYNEMER, qui a perdu la vie 3 ans plus tard dans le ciel de la Belgique et dont votre école porte le nom, à tous ceux, connus ou inconnus, qui sont morts pour la France au fil de notre histoire.
Honorer la mémoire de ces combattants, c'est d'abord avoir la mémoire de cette histoire tragique. C'est pourquoi je suis heureux de vous retrouver en ce 11 novembre, une journée fériée à laquelle nous sommes attachés, au musée de la Grande Guerre, cher Jean-François, pour l'inauguration de cette tranchée reconstituée. Et je le dis en pensant à Jean-Pierre VERNEY, qui nous écoute sans doute, à qui nous souhaitons un bon rétablissement, collectionneur, historien respecté, auquel ce grand musée doit tant, et de saluer à mon côté tous ceux qui ont contribué, régions, départements, collectivités locales, mais aussi mécènes et entreprises, pour permettre la réalisation de ce lieu si expressif de la mémoire.
Honorer la mémoire de ces combattants, c'est rappeler qu'ils ont vécu sur cette terre de la Marne à la fin de l'été 14. Depuis le 2 août, cette année-là, les Français reculent devant l'invasion allemande. Le 5 septembre, les Allemands sont à Épernay, à Châlons, et ici à Meaux, à 50 km de Paris, 30 minutes de train aujourd'hui, 10 heures de marche à l'époque pour les troupes allemandes. Le gouvernement est alors à Bordeaux, 500 000 Parisiens ont quitté la ville. Les autres pays, notre patrie, est alors au bord du précipice.
C'est à ce moment-là que se produit un revirement inespéré. Comme Jean-François COPÉ l’a dit, dans la nuit du 6 septembre, le général JOFFRE écrit aux Armées. Au petit matin, Français et d'autres font volte-face et repartent et partent à l'offensive. Après une semaine de combat, ils emportent la victoire. Nous sommes le 12 septembre 1914 et c'est « Le Miracle de la Marne » (inaudible) au prix de tant de morts.
En réalité, cette victoire n'a rien de providentiel. Rien n'était prédestiné, tout restait à écrire. Et ceux qui ont écrit cette histoire, ceux par qui le miracle est advenu, ce sont les soldats français. Vêtus de leur capote bleue, de leurs pantalons de garance, ce sont les deux régiments coloniaux de tirailleurs, de la brigade marocaine, ceinturés de rouge, ce sont aussi les membres du corps expéditionnaire britannique, enveloppés dans leurs vareuses kakis. Et je pense qu'il était symbolique et aussi important aujourd'hui que le Premier ministre britannique, Keir STARMER, ait été invité par le président de la République et présent ce matin à l'Arc de Triomphe. Leurs corps étaient épuisés, leurs esprits abattus après la longue épreuve de la retraite.
Et pourtant, le 6 septembre, ils repartent. Ils reçoivent les encouragements du sous-lieutenant Maurice GENEVOIX pour qui, je le cite, « l’immobilité nous coûterait plus de morts que l’assaut ». Le vrai miracle de la Marne, ce fut leur courage. Le courage de ne pas renoncer face à des épreuves trop dures, trop longues, trop éprouvantes, le courage d'avancer, de repartir, de tomber, de se relever, de combattre, de tenir. Ce fut, cher Jean-François, ce sursaut qui secoua la France et conduisit à la victoire, à l’époque, inespérée. État-major et soldats partageaient un même mot d'ordre : « Ne pas regarder en arrière, attaquer, refouler l'ennemi, se faire tuer sur place plutôt que de reculer ». Tels étaient les propres mots de JOFFRE dans son message du 6 septembre. Tels étaient les mots qui résonnaient déjà en chaque soldat avant même qu'ils n'aient pris connaissance du message du général. « Ne pas tourner le dos, faire face, encore une fois, tenir, car aucune bataille n'est jamais perdue avant même d'être livrée ».
Mesdames et Messieurs, ils s'appelaient Émile, Youssef, Maurice, Ézéchiel. Ils étaient parfois à peine plus âgés, à peine plus âgés que les lycéens d'aujourd'hui. Et à un siècle de distance, que pouvons-nous retenir de leur histoire et de la tragédie qu'ils ont vécue ? Le premier message qu'ils envoient à la jeunesse de France, c'est, je le crois, le message du courage, de l'engagement, qui ne sont jamais vains. Ce message est toujours valable aujourd'hui, en temps de paix. Devant des difficultés personnelles, mais aussi face aux grands défis du monde, le changement climatique aujourd'hui, les défis économiques, les inégalités sociales, le retour de la guerre sur notre continent, on peut quelquefois avoir la tentation de se résigner, de s'abandonner à un sentiment d'impuissance.
Mais il y a une autre voie qui consiste en effet à faire face, à relever la tête et à agir. À se dire une chose simple, il n'y a jamais de fatalité tant qu'il n'y a pas de fatalisme. Comme ceux de 14, chacune, chacun d'entre vous a en elle, a en lui, et je le dis en particulier en m’adressant aux plus jeunes parmi nous, vous avez, chacun d'entre vous, des ressources, des idées, de l'énergie, de la créativité, de la combativité, de la générosité. Et ces forces personnelles, il faut qu’elles soient tractives.
Voilà le premier message aux jeunes d’aujourd’hui que je voulais vous dire : un mot. Engagez-vous ! Engagez-vous pour le climat. Engagez-vous contre la pauvreté, la précarité, l'isolement. Engagez-vous pour la transmission de notre patrimoine, de notre histoire, notre culture, notre patrie. Pour les plus âgés d'entre vous, engagez-vous dans des mouvements de jeunesse, des associations pour la défense de notre pays. Engagez-vous, y compris dans des mouvements politiques. Ce que j'ai appris personnellement, Mesdames et Messieurs, très tôt, c'est que si vous ne vous occupez pas de politique, c'est la politique qui s'occupe de vous. La France a besoin de vos talents pour irriguer notre nation et concevoir des réponses aux défis de l’avenir. Voilà le premier message.
Le second message de la bataille de la Marne, c’est que le sursaut doit être et ne peut être, pour être vainqueur, que collectif. Le courage individuel est nécessaire. Il doit s'accompagner de solidarité, une solidarité civile, une fraternité militaire, une solidarité entre civils et militaires. Quelle aurait été, chers amis, Mesdames et Messieurs, l'issue de la bataille, et plus généralement de la Grande Guerre, si le courage avait été l'affaire seulement de quelques-uns ? Si les taxis de Paris n'avaient pas conduit près de 5 000 hommes sur le front ? Si les femmes n'avaient pas montré, comme les hommes, leur capacité à travailler la terre, à faire tourner les usines ? Si les civils n’avaient pas apporté secours aux blessés ? Chaque acte individuel était courageux. Mais tous ces actes pris ensemble furent victorieux. C'est parce que les tirailleurs marocains du général HUMBERT associèrent leur action à celle des Vendéens du 77ᵉ régiment d'infanterie que le château de Mont-de-Monts fut repris le 9 septembre 1914. C'est parce que Maurice GENEVOIX trouva au côté de son camarade [inaudible] et de tous ceux de 14, une ardeur à vivre qu’ils combattirent jusqu’à enfin crier victoire.
Ces hommes ne se connaissaient pas. Ils se sont découverts à l'été 14 et plus tard dans les tranchées, un même amour, une même fierté de la patrie. Frères d'armes, car frères d'armes, unis par une histoire, une langue, une culture communes. Une histoire, une langue, une culture qu’ils avaient apprises auprès de leur parent, auprès de leurs instituteurs, aimées, parfois critiquées, mais profondément intégrées. Ça a [inaudible] qui, déjà à cette époque, n'était pas seulement la langue des Français, mais une langue parlée, à cette époque, par près de 60 millions de personnes en Europe et dans le monde, beaucoup plus aujourd'hui. Des hommes unis aussi, pour beaucoup d'entre eux, par une vision de la France, porteurs de valeurs universelles, combattantes de la liberté.
Aujourd'hui, la Première Guerre mondiale paraît loin, même si la guerre en Ukraine nous rappelle en effet certaines [inaudible]. Si la France reste militairement engagée sur des terres extérieures, elle vit depuis longtemps en paix avec tous ses voisins. Les circonstances sont heureusement moins dramatiques. Notre pays fait face, doit faire face à de profonds bouleversements climatiques, technologiques, économiques, sociaux, des bouleversements de la sécurité qui sont autant de défis pour chacune et chacun d'entre nous et pour nous tous en tant que Nation, en tant que patrie. À nouveau, nous nous trouvons face à des forces adverses, des menaces dans le voisinage immédiat de l'Union européenne, mais aussi plus près de nous encore, le découragement, les divisions, le rejet de l'autre, la violence, la dette écologique, qui s'alourdit toujours plus pour nos enfants. Et je le redis, comme je l'ai dit devant l'Assemblée nationale et le Sénat, le poison insupportable de l'antisémitisme et du racisme.
Face à ces menaces, nous avons à nouveau besoin d'un sursaut collectif pour lutter contre le changement climatique et adapter notre pays au réchauffement, pour garder notre capacité d'investir pour la santé, pour l'école, la recherche, pour développer notre capacité de production dans l'agriculture et dans l'industrie, notre esprit d'innovation, pour assurer la sécurité mais aussi la défense de la patrie des Françaises et des Français dans nos villes, dans nos campagnes, dans nos Outre-mer, pour faire respecter partout les valeurs de la République que je viens d'évoquer et l'esprit de fraternité dont nous avons tant besoin.
Je suis, Mesdames et Messieurs, convaincu que ce sursaut est possible, à condition que chacun y mette de la bonne volonté, à condition que nous soyons prêts à écouter, à dialoguer et à nous respecter, nous respecter les uns les autres. Et cela, je vous le dis, à la place où je me trouve aujourd'hui, restera l'état d'esprit de l'action du Gouvernement.
Après l'engagement individuel et le sursaut collectif, mon troisième et dernier message, celui que nous envoient les soldats de la Marne, concerne l'Europe, qu’a évoqué le maire de Maux. Le 6 septembre à l'aube, sur toute la ligne de front, ce sont près de 2 millions d'hommes, deux millions d’hommes qui se lancent à l’assaut les uns contre les autres. Entre Français et Allemands, un tel affrontement nous semble aujourd'hui inimaginable. C'est Victor HUGO qui écrivait déjà en 1870 qu'une guerre entre Européens est comme une guerre civile. L'horreur de Verdun abonde d'une certaine manière en ce sens, puisque les soldats, quelle que soit leur nationalité, vivent la même vie de tranchée. On le voit mieux aujourd'hui en visitant cette tranchée reconstituée, en partageant le froid, la faim, le danger.
Après-guerre, des juristes, des hommes d'État, comme Aristide BRIAND, Gustav STRESEMANN, réfléchissent déjà aux moyens d'éviter de nouveaux conflits. Avec le recul, il est facile, d'ailleurs, de leur reprocher une forme d'idéalisme. L'Europe, disait Robert SCHUMAN le 9 mai 1950, n'a pas été faite et nous avons eu la guerre. Mais les premières graines de la construction européenne étaient semées dès cette époque. Elles trouveront un terreau fertile à partir des années 50.
Et elles ont donné des résultats uniques à l'échelle du monde : la réalisation du marché unique jusqu'à l'Euro, du programme Erasmus jusqu'au système de navigation par satellite Galileo, et tant d'autres. Ces réalisations ont été obtenues par les ennemis d'hier, main dans la main, aujourd'hui, comme l'ont été dans cette image si symbolique, à l'époque, le président François MITTERAND et Helmut KOHL devant l'ossuaire de Douaumont.
J'ai eu le privilège, personnellement, de siéger dans le même Gouvernement que Simone VEIL. J'ai souvent bénéficié de ses conseils. Je n'ai jamais oublié que cette femme d'État, si forte, si belle, si courageuse, elle-même déportée à Auschwitz à l'âge de 16 ans, fut l'une des toutes premières revenant d'Auschwitz et s'engageant à militer pour la construction européenne.
Cette Europe qu'on construit et dont nous sommes les héritiers, nous a tant apporté, évidemment, cette Europe n'est pas parfaite. Il reste tellement de choses à changer pour accélérer la transition écologique, pour assurer la réciprocité dans nos échanges commerciaux, pour encourager l'innovation en investissant dans les secteurs de la production, je l'ai dit, du numérique, de la santé, de l'espace, de la défense, pour donner à cette Europe la souveraineté qui la rendra plus forte. Mais au-delà de ces problèmes d'aujourd'hui, au-delà des avancées pratiques pour notre vie quotidienne, au-delà de la force vitale que nous donne simplement le fait d'être ensemble plutôt que d'être les uns à côté des autres, chacun chez soi, chacun pour soi, au-delà de tout ça, nous avons besoin de cette union pour discuter, pour nous faire respecter par les autres grandes puissances que sont les États-Unis d'un côté ou la Chine de l'autre.
Souvenons-nous, parce que c'est la vérité, que la promesse de paix faite en 1950 dans ce fameux appel de SCHUMAN et de MONNET aura été respectée, une promesse respectée jusqu'à aujourd'hui. Cette Europe, nous devons, Mesdames et Messieurs, en prendre soin, parce qu'elle est à la fois fragile et nécessaire. Cette Europe, pour vous, les plus jeunes, vous devez en prendre soin. N'oublions pas ceux de 14, ce père de famille parti combattre, cette femme engagée à l'arrière, ces enfants livrés à eux-mêmes. Et en leur mémoire, nous devons rester patriotes. Et plus que jamais, pour tirer la leçon de cette tragédie qui est si bien décrite ici à Meaux, représentée dans ce musée, dans cette tranchée, je pense que nous devons être aussi définitivement patriotes et européens.
Je vous remercie.